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propre plume, sur les lieux et à l’instant, sans apprêt et sans fard, entre eux pour ainsi dire, dans le laisser-aller de la conversation ou de la correspondance quotidienne, leurs impressions et leurs vues, leurs mobiles et leurs desseins. Sans nous départir de l’impartialité qui seule convient à un étranger en cette délicate et attristante question polonaise, sans être infidèle aux traditionnels sentimens de pitié et de sympathie de la France pour la malheureuse Pologne, nous pourrons, par l’organe même des hommes d’état les plus compétens, faire connaître dans toutes leurs nuances et dans toute leur vérité les sentimens et le point de vue russes dans les affaires polonaises, les idées et les motifs qui depuis 1833 ont inspiré la conduite du gouvernement de Saint-Pétersbourg à Varsovie.


I

Après un mois consacré à des études préliminaires, Nicolas Milutine, George Samarine et le prince Tcherkasski durent se mettre en route pour le royaume de Pologne. Le départ eut lieu au commencement d’octobre 1863. Nicolas Alexèiévitch laissait à Saint-Pétersbourg sa femme et ses enfans, qu’il ne voulait pas exposer aux périls d’un pays en insurrection. Pour Milutine et ses amis, cette première visite en Pologne était un vrai voyage d’exploration. presque un voyage de découverte en pays inconnu. Aussi cette expédition, destinée à tout renouveler dans le royaume, était-elle peu nombreuse. Milutine, Samarine, Tcherkasski, un ou deux fonctionnaires, détachés des administrations pétersbourgeoises, qui devaient les rejoindre en route et trois jeunes secrétaires ou traducteurs en composaient tout le personnel.

Entre Saint-Pétersbourg et Varsovie, Nicolas Alexèiévitch fit une halte en Lithuanie, à Vilna. La jolie capitale des provinces du nord-ouest présentait alors un aspect sinistre et navrant. La répression, comme l’insurrection, avait en Lithuanie quelque chose de plus dur, de plus âpre que dans le royaume de Pologne. A Vilna plus encore qu’à Varsovie, les habitans, placés entre les comités révolutionnaires polonais et les commissions militaires russes, étaient courbés sous une double terreur. Vilna était la résidence de Michel Nikolaiévitch Mouravief, le fameux général auquel l’empereur avait confié le soin de dompter la révolte dans les provinces lithuaniennes. Mouravief s’était, au temps de l’émancipation, montré l’un des adversaires les plus décidés comme les plus passionnés de Milutine et de ses amis. Homme du passé, conservateur et autoritaire par principe autant que par tempérament et par routine, il était de ceux qui, à Saint-Pétersbourg, avaient le plus tonné contre les machinations