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révolutionnaires du « rouge Milutine. » Par une singulière ironie du sort, ces deux antagonistes de 1860, dans lesquels on eût pu personnifier les deux tendances opposées qui se disputaient la Russie, le défenseur des privilèges et l’avocat des serfs allaient maintenant se rencontrer aux frontières de l’empire comme collaborateurs involontaires.

L’antipathie de ces deux hommes était de notoriété publique ; ce ne fut pas un obstacle à leur entente lorsqu’ils se retrouvèrent à Vilna. Ils comprenaient tous deux que, l’un dans le royaume de Pologne, l’autre dans les provinces occidentales, ils ne pouvaient, pour une tâche au fond analogue, suivre une voie différente. Milutine l’avait senti dès les premiers jours, et il avait fait taire sa répugnance pour la personne, les idées et les procédés de Mouravief, A peine sa difficile mission acceptée, il cherchait à se concerter avec son ancien adversaire. Craignant que le général ne lui gardât rancune des luttes et des griefs du passé, Milutine avait pris comme intermédiaire entre eux deux un ami commun, le général Zélénoï, officier qui s’était distingué par son courage au siège de Sébastopol[1] et qui, après avoir été d’abord adjoint (tovarichtch) de Mouravief, lui avait depuis quelques mois succédé au ministère des domaines. Entre tous les ministres d’alors, Zélénoï était du petit nombre de ceux sur lesquels Milutine, croyait pouvoir compter. Près de Mouravief, du reste, il eût pu se passer d’intermédiaire. En homme d’action ou en politique, plus soucieux du présent que du passé, le gouverneur-général des provinces du nord-ouest répondit sans hésitation aux ouvertures de Milutine. Dès le 25 septembre, il prenait les devans et adressait cette lettre à son ennemi politique de la veille[2].


Le général M. Mouravief à N. Milutine.


Vilna, 25 septembre 1863.

« Monsieur,

« J’apprends que Votre Excellence est en ce moment particulièrement occupée de la question de l’organisation des paysans dans le royaume de Pologne.

« C’est là un sujet d’une extrême importance pour le maintien

  1. Ce fut le général Zélénoï, nous assure-t-on, qui, après la longue et héroïque résistance de Sébastopol, eut la triste mission de présenter les clés de la place aux chefs des armées alliées.
  2. De cette lettre comme de quelques autres, je n’ai entre les mains qu’une traduction que j’ai tout lieu de croire fidèle, mais dont je n’ai pu vérifier l’exactitude.