Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/577

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut reculer sans descendre de son rang, où une monarchie née d’une révolution surtout ne peut résister à une humiliation nationale volontairement subie.

Prompt à se mettre à l’œuvre et à tout embrasser dans son impatiente activité, il se faisait tour à tour avec ses collègues ministre de la guerre, ministre de la marine. Il n’hésitait pas à prendre l’initiative et la responsabilité d’une série de mesures extraordinaires décrétées par ordonnance royale ; l’appel des soldats disponibles des dernières classes, l’augmentation de la flotte, l’accroissement du matériel de l’armée, la création de douze nouveaux régimens d’infanterie, de dix bataillons de chasseurs, de six régimens de cavalerie. Il décidait surtout les fortifications de Paris, ces fortifications tant contestées, destinées à survivre à la crise pour servir trente ans plus tard dans des circonstances alors bien imprévues. Et tout cela, le hardi et impétueux ministre le faisait coup sur coup, sous l’aiguillon des nécessités de chaque jour, pressé entre deux ordres de faits. D’un côté, les événemens, échappant à toute négociation, se précipitaient en Orient par l’exécution rapide et sommaire du traité du 15 juillet, par la coercition à main armée, par le bombardement des côtes de Syrie, par la menace d’atteindre Méhémet-Ali jusque dans le dernier asile de sa puissance, l’Égypte. D’un autre côté, plus les événemens semblaient se précipiter, plus en France, à l’intérieur, les instincts nationaux s’enflammaient. Le traité du 15 juillet réveillait les ressentimens mal assoupis de 1815 et, de l’Orient, les passions françaises se tournaient vers le Rhin, au risque de raviver par contre-coup les passions allemandes. L’agitation publique tendait par degrés à reprendre les formes révolutionnaires, et, comme si ce n’était pas assez, un prince héritier de l’empire, croyant pouvoir profiter des émotions guerrières du pays aussi bien que des récens hommages rendus à la mémoire napoléonienne, choisissait ce moment pour tenter un débarquement assez ridicule à Boulogne. M. Thiers faisait face à tout, essayant de temporiser par la diplomatie, multipliant les armemens, excitant ou contenant tour à tour l’opinion, et, dans ces jours terribles, je veux le rappeler, il trouvait le temps d’écrire à deux reprises, dans cette Revue, des pages vives, rapides, destinées à l’Europe autant qu’à la France[1]. Il s’avançait dans cette voie où tout était péril, non pas légèrement, bien au contraire avec cette anxiété qu’il dépeignait peu après en disant : « Si vous saviez de quels sentimens on est animé quand d’une erreur de votre esprit peut résulter le malheur du pays ! .. J’étais plein d’une anxiété cruelle. »

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 août 1840.