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Ainsi, dix-sept années de discussions sans entraves n’avaient mis en lumière que des abus étrangers à la nature des juridictions et aux fautes des juges, mais se rattachant aux rapports imprudemment établis entre les cours royales et la presse, à la présence de trop de magistrats sur les bancs des chambres et aux promotions accordées aux sollicitations intéressées des députés.


IV

Aussi le gouvernement issu de la révolution de février ne prit-il pas au sujet de la magistrature, une de ces résolutions soudaines que provoquent les rancunes accumulées de l’opinion publique. Le 2 mars, le ministre de la justice, en allant successivement présider les audiences solennelles tenues au palais de justice était sincère lorsqu’il avouait qu’il n’avait aucun projet arrêté : « Ce que deviendra l’institution de la magistrature, disait-il, je ne puis vous le dire, nous l’ignorons tous. L’assemblée nationale prononcera seule sur votre sort. » Ou ces paroles n’avaient pas de sens, ou elles constituaient de la part du gouvernement une promesse de ne rien résoudre à coups d’autorité et de ne pas user de son pouvoir dictatorial. Le changement du personnel des parquets absorbait d’ailleurs tous ses soins, et le Moniteur était rempli de longues listes d’avocats-généraux et de substituts destitués. Aucun magistrat inamovible n’avait encore été atteint, lorsque parut une circulaire menaçante du ministre de l’intérieur (M. Ledru-Rollin), aux commissaires du gouvernement. « Quels sont vos pouvoirs ? écrivait le ministre. Ils sont illimités. Agens d’une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaires aussi… Quant à la magistrature inamovible, vous la surveillerez, et si quelqu’un de ses membres se montrait publiquement hostile, vous pourriez user du droit de suspension que vous confère votre autorité souveraine… »

Les commissaires n’eurent garde de négliger de telles excitations. Chaque courrier apportait à Paris la preuve de leur intempérance : ils suspendaient, parfois révoquaient des juges, allaient jusqu’à frapper un tribunal tout entier. En certaines villes, la colère populaire avait protesté, ramené de force sur leurs sièges les magistrats et chassé les commissaires. Dans le sein du gouvernement provisoire, ces désordres avaient leur contre-coup, M. Ledru-Rollin défendant ses tout-puissans délégués, et M. Crémieux s’élevant contre leurs empiétemens. Un instant, on crut que les deux ministres s’entendraient pour subordonner les suspensions à une délibération du cabinet ; mais le gouvernement n’eut pas le courage de désavouer longtemps ses commissaires. Un décret du 24 mars approuvait en bloc toutes les suspensions des magistrats inamovibles