Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/800

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Necker eut l’occasion de rendre à la petite république qu’il représentait d’assez importans services, entre autres en obtenant le rétablissement du libre commerce des grains entre le territoire de Genève et celui de la France (ce qui n’était pas dans ces temps de disette fréquente une affaire de mince intérêt) et aussi en faisant parvenir de temps à autre aux Magnifiques et très honorés seigneurs composant le Petit Conseil de sages représentations. C’est ainsi qu’en les informant que deux mille natifs, exaspérés par la rigueur des bourgeois, avaient demandé au duc de Choiseul la permission de s’établir à Versoix, il ajoutait : « Il serait malheureux et peut-être un peu honteux pour nous que des protestans préférassent la domination qu’ils semblent désirer à celle d’une république. » Ses relations avec le duc de Choiseul étaient fréquentes, et bientôt il acquit sur l’esprit de cet aimable ministre un crédit dont les membres du Magnifique Petit Conseil devaient bientôt, et un peu à leurs dépens, mesurer la solidité. Sans cesse harcelés par eux pour qu’il entretînt le duc de Choiseul des moindres affaires de la république de Genève, et ne pouvant leur faire entendre « qu’il était difficile que M. le duc de Choiseul donnât beaucoup de temps à des affaires qui l’intéressaient peu, » M. Necker finit par s’excuser d’une façon un peu vague « sur ses grandes affaires et sur l’état de sa santé, qui ne lui permettait pas de s’occuper, avec autant de zèle qu’il l’aurait désiré, des affaires de la république. » Le Magnifique Petit Conseil fut blessé de cette défaite ; mais comme c’était un gros parti à prendre que de destituer un représentant aussi bien vu à Versailles, on s’arrêta à un moyen terme, il faut en convenir, assez singulièrement trouvé. « Après la prière, disent les procès-verbaux du conseil, M. le premier (le premier syndic qui présidait le Petit Conseil) a dit que la santé du sieur Necker est dérangée de manière qu’il ne peut s’occuper des affaires dont il est chargé autant qu’il serait à désirer. On décida qu’on enverrait quelqu’un à Paris pour soulager le sieur Necker avec des lettres de créance sans qualité, et que, vu la nature de l’envoi, il n’était pas nécessaire de l’en prévenir. » Et, dans une séance ultérieure, le conseil désigna, pour partir prochainement, un de ses membres, noble[1] Philibert Cramer.

Celui qui acceptait la mission délicate d’aller ainsi, sans qualité et à son insu, remplacer le ministre de Genève à Paris, était

  1. On donnait à Genève le titre de noble à ceux qui avaient exercé d’importantes fonctions publiques telles que celles de syndic ou de procureur général, et aussi par courtoisie (comme en Angleterre le titre de lord) à leurs fils. La titre de spectable était réservé a ceux qui avaient embrassé certaines professions libérales telles que celles de pasteur, d’avocat, de médecin, et aussi celle de pharmacien, honorée à Genève d’une considération particulière.