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À Chanteloup, ce 22 may 1781.

C’en est donc fait, monsieur, vous nous abbandonnez. Vous emportez votre gloire, vous nous laissez les regrets. Vous nous aviez fait beaucoup de bien, vous nous en auriez fait encore davantage. Votre retraite nous livre aux plus cruelles inquiétudes qui seront peut-être justifiées par les plus grands maux. Si cette retraite était précipitée, votre gloire vous consolleroit-elle des maux où vous nous auriez exposés ? Je ne puis le croire, et je désire votre bonheur. Je suis profondément triste parce que je deviens désintéressée. Comment pourroit-on s’intéresser au bien qui ne peut pas se faire ?

Vous m’aviez fait espérer, monsieur, avant mon départ, que si le malheur que je craignois arrivoit, vous vienderiez m’en consoller icy par votre présence. Je vous avais priée d’engager Mme Necker a me faire le même honneur. La discrétion qui me privoit alors de celui de faire connoissance avec elle ne subsiste plus aujourd’hui, et vous avez besoin l’un et l’autre de vous arracher dans ce moment-ci aux importunités auxquelles votre commune célébrité vous expose. Vous ne trouverez icy que des amis et avec eux la paix, le repos et là liberté. Vous vous livrerez sans inquiétude au besoin de parler de ce que vous avez fait, vous vous prêterez sans crainte au besoin qu’on aura de vous entendre. Si je ne suis pas assez heureuse pour que Mme Necker et vous ayez accepté ma proposition avant le départ de M. de Choiseul, il ira vous en presser l’un et l’autre. Je conserverai le plus que je pourrai l’espérence de son succès et je méritte de l’obtenir par les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante.

La duchesse de Choiseul.


Ce mot naïf et profond : « Je suis profondément triste, parce que je deviens désintéressée, » exprime à merveille la nature toute particulière des regrets que la disgrâce de M. Necker faisait éprouver à la duchesse de Choiseul. Longtemps M. Necker avait passé à la cour pour être de ce qu’on appelait le parti Choiseul, et peut-être la duchesse espérait-elle qu’à la mort du vieux Maurepas, il contribuerait à rappeler son mari au pouvoir. C’était cette dernière espérance dont la duchesse pleurait la perte autant qu’elle déplorait la chute de M. Necker. Necker et Choiseul ! deux noms que l’histoire n’a point associés et que l’imagination même a quelque peine à rapprocher. Qui sait cependant si la bonne grâce et la dextérité de l’un venant en aide à la science financière et à la capacité de l’autre, leurs efforts n’auraient pas réussi à éviter recueil où la monarchie devait sombrer ?