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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/819

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longtemps inquiette de M. Necker, on m’a assuré que sa santé était rétablie, mais je connois les effets de la sensibilité, et j’ay besoin d’estre encore réassurée. J’ay la confiance, madame, que vous ne desaprouveréz pas la liberté que je prends ; j’y suis autorisée par le cri de la populace avec laquelle j’ay des communications, et quand il s’y mesle un ordre plus élevé je trouve le même sentiment, si ce n’est le même langage. Chacun s’intéresse à Aristide, car je n’en sortirai pas, c’est lui-même, et s’il y avoit une assemblée ou il fut question du juste, chacun se tourneroit de son côté comme on fit à Athènes.

Je ne puis que sentir les malheurs de ma patrie, les miens ne peuvent être mis à côté, mais enfin nous voila à la veille d’une famine, les bleds nous vont manquer, le fermier sera hors d’état de soulager et pensera à tirer parti du peu qui lui viendra, et le propriétaire touchant peu, donnera mal. En prevoiant ce très prochain avenir, je dis : O Aristide, comme vous m’auriez donné des secours ! et puis je pleure seule et sans témoins, car je me suis aperçue que l’avenir échappe à ces gens-là, et c’est toujours autant de gagné.

Pline le jeune ayant perdu son ami craignoit de se relâcher dans la vertu. Je vous assure, madame, que je crains de ne pas commencer à la pratiquer depuis que je vois comme elle est traittée, et que, malgré les motifs supérieurs il y a des instans ou je me sens foible, personnelle, intéressée. Un grand modèle dans une place élevée élevoit les âmes ; chaque action mettoit un degré d’émulation. Il est vrai que les âmes viles ont pris de la jalousie, mais aucune n’a osé révoquer en doute les vertus d’Aristide. On m’a écrit que le mémoire au roi paroissoit imprimé, je l’aurai sûrement, j’y trouve un très grand déffaut, c’est qu’il n’y a pas un mot qui ne soit vrai ; cela ne se pardonne point.

Je compte m’en retourner le mois prochain ou les premiers d’octobre. Me permettriez-vous, madame, d’aller une fois vous rendre les devoirs qu’on doit à la vertu, me frotter à la manche d’Aristide, et vous assurer tous deux des sentimens de vénération, et d’attachement avec lesquels j’ay l’honneur d’estre, madame, votre très humble et très obéissante servante.

La marquise douairière de Crequy.


Si M. Necker trouvait pareil accueil auprès d’un monde auquel il était étranger par son origine, on peut penser avec quel enthousiasme son arrivée au pouvoir fut saluée par les hommes de lettres qui composaient la petite cour de Mme Necker. Bien que, dans son salon, M. Necker ne se familiarisât guère avec eux, peu s’en fallait cependant qu’ils ne considérassent comme un des leurs l’auteur d’un Éloge de Colbert qui avait été couronné par l’Académie française. Aussi les trouvons-nous tous groupés autour de lui, chacun