Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/828

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans des momens où je pouvois me laisser séduire : je ne rouvrirai plus mon âme à la séduction. À quoi serviroit l’expérience qui dément si bien les erreurs du passé, si elle laissoit toutes ces vaines espérances que j’appelle les erreurs de l’avenir ? J’ay pris depuis dix ans un parti dont je ne m’écarterai pas. J’ay le bonheur de prendre intérest à tout ce que j’ay à faire ; je suis sur de l’employ du présent ; ma vie est dans mes devoirs et dans mes gousts ; je ne la laisseray pas s’échapper au-delà d’elle-même. Il est permis à M. Necker de jouir d’une gloire acquise ; les souvenirs agréables sont les trésors de tous les momens. Il possède ce qu’il a fait ; il voit une révolution entière éclorre du sein d’une opération qu’il avait commencée et sans doute il ne peut pas oublier une existence que l’opinion publique lui rend toujours présente. Mais ceux qui n’ont pas remply les grandes places doivent se contenter d’un sentiment honorable d’eux-mêmes et de quelques suffrages flatteurs qui semblent suppléer un moment par une illusion assez naturelle aux occasions qui leur ont manqué. Vous m’avez souvent jugé avec une indulgence qui m’a fait plaisir, et je ne puis m’empescher de me livrer à votre confiance, à votre jugement.


Mme Necker devait faire une conquête plus difficile que celle de ce prélat aimable : c’était celle de l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, celui qu’on appelait le chef du parti dévot. Des relations fréquentes n’avaient pu manquer de s’établir entre le chef du diocèse de Paris, et la femme du directeur-général des finances, lorsque celle-ci avait donné l’exemple assez nouveau d’une femme s’occupant avec ardeur de soulager la misère publique, tout en continuant d’être mêlée à la vie du monde. Les ennemis de Mme Necker n’ont pas manqué de tourner ce zèle en ridicule, et Weber, le frère de lait de Marie Antoinette, lui reproche dans ses Mémoires l’ostentation avec laquelle elle pratiquait la charité. Pour la défendre de ce reproche, je me bornerai à dire que de tous les dossiers de lettres qui se trouvent dans les archives de Coppet, le plus volumineux est peut-être celui de sa correspondance avec Mme Reverdil, mère du précepteur de Christian VII, qui était l’intermédiaire des secours discrets envoyés par Mme Necker à des amis ou à des parens pauvres du pays de Vaud. Quant à conduire en secret les travaux nécessaires à l’érection de l’hôpital qui a reçu depuis et qui porte encore le nom d’hôpital Necker, c’eût été pour elle une tâche d’autant plus difficile qu’il s’agissait d’une entreprise publique dont le roi avait fourni les fonds sur sa cassette, et dont elle n’avait que l’administration. Il s’agissait de démontrer par l’expérience la possibilité de réaliser, sans dépenses exagérées, un progrès considérable pour l’époque : soigner chaque malade dans un lit séparé, et Mme Necker se consacra à cette tâche