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plus signe de sensibilité. La grenouille est paralysée plus tard. Enfin la sensitive est atteinte en dernier lieu : c’est après vingt-cinq minutes que, dans cette épreuve, elle devient indifférente aux excitations extérieures et s’endort à son tour.

C’est là l’image de ce qui se passe dans le corps humain, assemblage d’élémens parcellaires de dignité différente, où la parfaite harmonie résulte de l’inégalité des conditions. Chacun est frappé à son tour, à son rang hiérarchique : et le plus longtemps résistant est celui dont la fonction est la moins élevée dans l’économie. Au sommet de cette hiérarchie se trouvent placés les élémens nerveux : aussi sont-ils altérés par les anesthésiques avant tous les autres. Parmi les élémens nerveux, le plus délicat et le plus noble, l’élément des hémisphères cérébraux, est celui qui ouvre la scène. Les phénomènes dont il est l’instrument, les actes de perception sensorielle et de conscience sont abolis, alors que le fonctionnement des autres élémens du système nerveux et, à plus forte raison, des autres systèmes, n’a pas encore subi d’atteinte. C’est à cette circonstance d’une action progressive débutant par les tissus nerveux d’ordre élevé que le chloroforme et l’éther, véritables poisons, doivent la vertu qui les fait rechercher. L’anesthésie chirurgicale n’est autre chose qu’un empoisonnement limité, le premier stade de l’empoisonnement général. — Il y a une dose de l’anesthésique par laquelle la conscience et la sensibilité seront éteintes, tandis que les autres fonctions seront épargnées : c’est l’état que le chirurgien cherche à obtenir. Mais, un peu plus tard, l’activité des autres organes sera altérée à son tour et la vie sera en péril. La dose mortelle peut être éloignée de la dose utile, elle en peut être proche : cela dépend de la nature de l’anesthésique. Quelquefois le précipice côtoie le chemin, c’est le cas du bromure d’éthyle et du chloroforme ; quelquefois il y a au contraire une marge étendue entre eux, une zone maniable considérable qui permet au chirurgien de se mouvoir avec liberté et d’atteindre le but utile sans redouter d’accident : c’est le cas du protoxyde d’azote.

Mais il n’est pas nécessaire que tous les élémens soient nommément anéantis pour que la vie soit compromise : il suffit que l’un de ses mécanismes essentiels soit ruiné pour que, de ressaut en ressaut, tous les autres le soient également, et à leur suite tous les organes, tous les tissus. Si le rouage nerveux qui règle les battemens du cœur ou celui qui préside aux mouvemens du poumon cesse de fonctionner, la mort survient à brève échéance. Il ne suffit donc pas que l’action de l’anesthésique ne dépasse pas le système nerveux, il faut qu’elle ne l’atteigne pas tout entier, qu’elle en respecte les parties qui gouvernent la respiration et la circulation.

Or il arrive que ces parties, dont le désastre serait irréparable,