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votre excellente mère comme elle le mérite, respectant la vieillesse et ne vous fesant pas un amusement de la railler, comme il est aujourd’hui de mode de le faire, si vous demeurez enfin toujours étranger aux erreurs que vous m’avez vu détester et combattre chez mes plus proches amis, vous pouvez compter que j’aurai pour vous cette amitié toute maternelle que je vous ai promise. Mais je vous avertis que j’exigerai plus de vous que des autres. Il en est beaucoup que leur mauvaise éducation, leur abandon dans la vie ou leur caractère ardent rend en quelque sorte excusables. Mais quand avec d’aussi bons principes, un naturel aussi paisible et une aussi bonne mère que vous les avez, on se laisse corrompre, on ne mérite aucune indulgence. Je sais vos qualités et vos défauts mieux que vous-même. A votre âge, on ne se connaît pas. On n’a pas assez d’années derrière soi pour savoir ce que c’est que le passé et pour juger une partie de la vie. On ne pense qu’à l’autre qui est devant soi, et on la voit bien différente de ce qu’elle sera. Je vais vous dire ce que vous êtes. D’abord l’apathie domine chez vous. Vous êtes d’une constitution nonchalante. Vous avez des moyens, vos études ont été bonnes. Je crois que vous auriez un jour une tête « quarrée, » comme disait Napoléon, un esprit positif et une instruction solide, si vous n’étiez pas paresseux ; mais vous l’êtes. En second lieu, vous n’avez pas le caractère assez bienveillant en général et vous l’avez trop quelquefois. Vous êtes taciturne à l’excès ou confiant avec étourderie. Il faudrait chercher un milieu. Remarquez que ces reproches ne s’adressent point à mon fils à celui que je fesais lire et causer dans mon cabinet et qui, avec moi était toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran que les autres jugent, dont ils peuvent avoir à se louer ou à se plaindre, et comme je voudrais que tous ceux que vous rencontrerez se fissent une idée juste de vous, comme je voudrais vous apprendre à vivre bien avec tous, je veux vous montrer les inconvéniens de cet abandon avec lequel vous vous livrez à la sensation du moment, tantôt à l’ennui, tantôt à l’épanchement.

Vous n’aimez point la solitude, et pour échapper à une société qui vous déplaît, vous en prenez une pire. J’ai su que vous passiez, pendant mon absence, toutes vos soirées à la cuisine, et je vous désapprouve beaucoup. Vous savez si je suis orgueilleuse et si je traite mes gens avec hauteur. Élevée avec eux, habituée pendant quinze ans à les regarder comme des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme fait aujourd’hui Maurice avec Thomas, je me laisse encore souvent gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des domestiques, et un de mes amis remarquait avec raison que ce n’étaient pas des valets, mais bien une classe