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ne seront plus en majorité, d’anciens fabricans y siégeront à côté de quelques juristes. A Zurich ou à Bâle, ce sera bien autre chose : les magistrats seront tous des esprits d’une capacité reconnue ; les docteurs en droit n’y seront pas les plus nombreux, mais l’intérêt aura fait des juristes avec des hommes sortis du commerce, et quelques-uns des jugemens rendus par ces tribunaux auront acquis une notoriété légitime dans la jurisprudence fédérale.

En résumé, une justice satisfaisante dans les procès civils, mais très inégale, assez ferme en matière criminelle, très douteuse dans les matières politiques, rendue par des capacités médiocres que soutient la distinction d’esprit d’un petit nombre et qu’améliore la tradition ; en un mot, les hommes et les mœurs réparant autant qu’il est possible les défauts de l’institution ; voilà ce qu’on rencontre dans l’organisation judiciaire de la Suisse.

Au premier abord, l’étranger éprouve une profonde surprise : s’il a l’habitude de la symétrie française, il ne peut concevoir que tous les juges d’un pays ne soient pas nommés suivant le même mode, pourvus des mêmes diplômes, réputés en possession, de la même capacité dans des tribunaux d’égale importance. Il a surtout peine à comprendre que le suffrage populaire sache écarter le parleur mal famé pour lui préférer un homme médiocre doué de sens commun. Ceux qui, nés en Suisse, ont étudié hors de chez eux les tendances des démocraties, comprennent notre étonnement. « Rien, nous disait l’un d’eux, ne se conçoit dans les lois, comme dans les mœurs de notre pays, sans l’histoire. Dans l’ancienne constitution de la république, qui n’avait de républicain que le nom, et qui était en fait une société de sujets vivant sous la tyrannie des seigneurs de Berne, aussi bien en 1788 qu’en 1600 ou en 1500, le peuple dépouillé de tous droits n’avait qu’un seul pouvoir, qu’une seule liberté, celle de choisir ses magistrats. D’autorité politique il n’en avait aucune, mais il possédait le droit d’élire ceux qui rendaient la justice locale. De là est née et s’est formée la tradition aujourd’hui consacrée par les siècles, tradition que personne ne songe à contester, contre laquelle aucun parti politique ne s’élève. » Telle est la clé du problème sans laquelle en effet rien ne s’explique. Est-ce à dire que l’institution est bonne par cela seul qu’elle est ancienne ? Nullement, mais le peuple a comparé le résultat des élections, selon que ses choix ont porté sur des esprits droits ou sur des charlatans ; avec les échecs, avec les souffrances est venue l’expérience. Peu à peu une seule qualité a dominé toutes les autres ; une seule a été exigée par les électeurs ; la considération. La science est devenue presque le superflu ; le suffrage populaire y est indifférent, mais il exige que la réputation ne soit pas douteuse.