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Si, en une crise politique où les passions font taire la raison, il a pu arriver qu’un homme taré parvint à siéger, c’est un fait que signalent et que désavouent les cantons voisins. La vie que mènent les Suisses explique aisément cette sévérité si rare en une démocratie : ils habitent une maison de verre où tout se voit. Vivant fort rapprochés, non-seulement les habitans des villages, mais des bourgs, se connaissent tous. Le contact qu’établit entre eux la pratique des institutions libres, l’habitation longtemps continuée en un même territoire, l’instruction la plus développée donnée en commun, les sociétés d’étudians jetant dès l’adolescence le jeune homme dans le tourbillon des idées et des passions politiques, à vingt ans le service militaire appelant toute une génération sous les drapeaux à intervalles assez courts, puis, les élections fréquentes transformant l’étudiant écouté en homme politique influent, lui donnant pour appui ses camarades de la veille : tels sont les liens intimes qui rattachent la société suisse, qui en nouent les différentes parties et qui expliquent la vie intérieure d’un peuple qui a plus d’activité que de haines, plus d’émulation que d’envie. Si on n’observe pas ce spectacle dans toutes ses parties, on ne peut comprendre la Suisse. C’est une démocratie qui est attachée à son passé, qui se défie des innovations et qui, par-dessus tout, se connaît bien elle-même.


III

Que conclure du spectacle de ces deux démocraties ? Avec l’une, nous voyons les dangers de la turbulence, l’envie qui emporte la multitude, l’instabilité qui énerve les lois et qui détruit les mœurs publiques, et au sommet, par un prodigieux contraste, la constitution, qui est au-dessus de toute attaque, dont la garde est confiée à un corps de magistrats puissans, seuls permanens au milieu du tourbillon général ; de telle sorte que le même peuple nous présente à la fois chez ses magistrats le modèle le plus outré de la mobilité élective et l’exemple de l’inamovibilité respectée. En quittant une nation qui semble surexcitée par la fièvre, nous revenons vers l’Europe, où nous ne trouvons qu’une démocratie complète, celle de la Suisse, aussi calme en son ensemble que les États-Unis sont agités. Les institutions judiciaires y sont sans grande force ; mais les mœurs ont une vigueur qui leur donne la vie, et la sagesse publique sait améliorer ce que les lois ont de défectueux.

De la comparaison de ces deux démocraties, il ressort certaines lumières ; il apparaît clairement qu’en une nation où l’inexpérience domine, où les institutions libres sont récentes, où dans le sein de la population les élémens sont mobiles, les imaginations facilement