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malheurs qu’une vie entière d’iniquités dans une âme obscure et vulgaire[1] ; » si je lui donne raison, quoique déjà je comprenne mal ce que c’est aux yeux d’un chrétien qu’une « âme obscure et vulgaire, » je me révolte dès qu’il ajoute ; « Et ce crime a, devant Dieu, des suites plus étendues et plus terribles. » Devant Dieu ? des suites plus étendues et plus terribles ? Quelle langue parle-t-on ici ? O rhéteur, emporté par les mouvemens de votre rhétorique, dites-moi quelle compensation, quelle excuse, quelle atténuation il peut y avoir au regard d’un Dieu de justice pour « une vie entière d’iniquités, » quelle que soit l’âme obscure ou distinguée qui l’ait vécue ? Mais s’il y a dans une telle vie de quoi épuiser le châtiment éternel, que voulez-vous me faire entendre « avec vos suites plus étendues et plus terribles ? » Et comment ne vous apercevez-vous pas que vous commettez ici l’inaltérable impartialité de la justice divine dans les évaluations relatives de la justice des hommes ? Remarquez bien que ce n’est pas ma raison qui s’indigne ou qui refuse de s’humilier. Non ! mais il s’agit de la conduite même de la vie chrétienne, et je sens que la main qui prétend me guider n’est pas sûre. Suis-je le seul à le sentir ? Non encore ! puisqu’enfin tantôt c’est l’un qui m’avertit que la théologie de Massillon n’est pas très exacte[2], et tantôt c’est l’autre qui m’apprend que des évêques interdisent à leurs fidèles une lecture trop assidue de Massillon[3].

Et c’est là ce qu’il y a de grave. Car dirai-je, avec M. Nisard, qu’il essaie de reprendre, par la sévérité de sa morale, ce qu’il fait de concessions à l’indifférence, en évitant de prêcher le dogme ? Non pas ; mais, avec bien plus de vraisemblance, que sa morale elle-même est flottante et sa prédication visiblement inspirée des circonstances plutôt que d’aucun principe fixe de doctrine !

Lisez-le d’un peu près. Cette grande sévérité, dont on apporte si souvent les exemples, ne l’empêche pas, après tout, d’avoir quelquefois de singulières complaisances pour le monde. Il entend surtout admirablement l’art délicat des compensations. Vous l’avez vu traiter de bien haut tout à l’heure les riches de ce monde. Il ne leur est pas toujours aussi farouche. On le verra. Pareillement, il s’émancipe avec la liberté d’un prédicateur chrétien sur les vices et les vertus : des grands, mais comme il sait racheter ses hardiesses en allant flatter leur orgueil dans ce qu’il a de plus superbe et de plus délicat. « Le peuple, leur dira-t-il, livré en naissant à un naturel brute et inculte, ne trouve en lui, pour les devoirs sublimes de la foi, que

  1. Sur les vices et les vertus des grands.
  2. La P. Cahour, Chefs-d’œuvre de l’éloquence française.
  3. F. Godefroy, Étude sur Massillon.