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fond, ses qualités sont donc, comme ses défauts, les défauts et les qualités de son temps.

C’est ce qu’il faut achever de montrer en faisant voir que ni toute la sincérité de sa foi ni toute l’expérience de son ministère ne l’ont empêché d’incliner vers la grande erreur du XVIIIe siècle.


III. — DE LA PHILOSOPHIE DE MASSILLON.

Auriez-vous peut-être relu les Aventures de Télémaque depuis le temps où, dans vos premières classes, vous appreniez par cœur le roman de M. de Cambrai ? Il y serpente sous une profusion de maximes morales je ne sais quelle veine de sensibilité qui deviendra plus tard la sensiblerie du XVIIIe siècle. Je reconnais cette même veine dans la plupart des sermons de Massillon. Massillon est un prédicateur sensible. Il a, comme Fénelon, des attendrissemens soudains, des larmes subites, et des sanglots inattendus. Faute de pouvoir forcer les convictions, il tâche à séduire les cœurs. Je dis bien séduire, et non pas seulement persuader. Convaincre, c’est, comme dit Bossuet, « ou rendre humble ou renverser invinciblement la raison. » Persuader, c’est intéresser les passions des hommes à trouver bonnes et solides les raisons qu’on leur propose. Mais séduire, c’est conquérir à sa personne ceux-là mêmes dont on n’a pu ni remuer assez profondément les passions ni soumettre l’intelligence. C’était, comme on sait, le triomphe de Fénelon. Tous les témoignages s’accordent à reconnaître que c’était aussi celui de Massillon. « Sa présence, dit un contemporain, persuade ce qu’il va dire. » Il est touchant. On trouve dans ses Sermons quelques remarquables exemples de ce que l’on pourrait appeler l’intervention de l’homme dans la leçon du prédicateur. « O vous qui m’écoutez et que ce discours regarde, rentrez en vous-mêmes. » Il semble que la voix du prédicateur qui veut gagner des âmes vibre encore dans ces sortes d’exclamations. Ou encore : « Grand Dieu ! pourquoi mon âme ne vous serait-elle donc pas soumise ? Tant que j’ai voulu être moi-même l’arbitre de ma destinée, je me suis confondu dans mes propres projets. » Il a fréquemment de ces prières, et qu’il place toujours avec un art consommé, dans le moment précis ou, comme sur un champ de bataille, il ne faut plus qu’un dernier effort pour assurer la victoire.

Il n’y a rien de plus légitime, et de ne voir là qu’un moyen de rhéteur, ce serait faire gratuitement injure à la mémoire de Massillon. « Il avait vraiment un cœur qui éprouvait le plaisir d’aimer ses semblables, et sa sensibilité vive et profonde avait besoin