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voyez que, pour parler de lui convenablement et lui faire sa véritable place, on est obligé, comme lui, de jouer un peu sur les mots. Ajoutons que les genres s’épuisent, comme s’épuisent toutes choses de ce monde, par l’excès même de leur fécondité. Alors, si les genres, comme celui du sermon, ont une autre raison d’être et de se continuer que de procurer des émotions nouvelles aux auditeurs, spectateurs et liseurs, c’est un parti qu’il faut savoir prendre : il n’y a plus qu’à marcher sur les traces des maîtres. Seulement ce ne sont pas les contemporains qui s’aperçoivent qu’ira genre s’épuise. Massillon s’est trouvé dans le même cas que Voltaire. La tragédie classique avait fourni sa carrière quand Voltaire s’en empara. Cependant, comme il était Voltaire, il put écrire encore Zaïre, Mérope et Tancrède. Pareillement le sermon, comme genre littéraire, avait vécu lorsque Massillon parut dans les chaires de Paris. Mais il était Massillon. Il a donc prononcé le sermon sur le petit nombre des élus et plus tard le Petit Carême. Ni ces tragédies ni ces sermons ne sont des chefs-d’œuvre, au vrai sens du mot : ce sont au moins des œuvres beaucoup plus qu’honorables. Il me semble qu’elles ont cela de particulier qu’on y sent une main plus habile que l’œuvre qu’elle a façonnée, des ouvriers supérieurs à leur matière. C’est beaucoup. Il fallait d’ailleurs une révolution littéraire pour renouveler le théâtre, il fallait pour renouveler l’éloquence de la chaire une révolution morale, et ni Massillon ni Voltaire n’étaient de force à l’entreprendre. Elle s’est faite depuis eux. Comment et par qui, ce n’est pas le lieu de le rechercher. Bornons-nous à dire qu’elle s’est peut-être faite, comme tant d’autres révolutions, à côté de l’utile, de la vraie, de la légitime révolution qu’il y avait à faire. Et pourquoi n’ajouterais-je pas que, malgré la révolution qui s’est faite, Zaïre et Mérope continuent de « braver l’injure du temps, » comme on disait au temps de Zaïre ? J’ai lu aussi nos prédicateurs, j’en ai même entendu quelques-uns, et malgré la révolution, est-il bien sûr que les plus vantés d’entre eux aient valu Massillon ?


FERDINAND BRUNETIERE.