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Gardons-nous de regretter que la France ne se soit pas faite, il y a quelques mois, le gendarme de l’Europe pour mettre à la raison les Albanais. C’est un dur métier que celui de gendarme international, et l’amour-propre d’un soldat n’y trouve guère son compte. Les 14,000 Français que commandait le général Maison n’eurent pas d’autre satisfaction que celle de procurer à leur chef le bâton de maréchal. Les Égyptiens évitaient de se commettre avec eux ; c’est à la faim qu’ils avaient affaire, à la soif, à la fièvre, au typhus, aux nuits froides succédant aux journées brûlantes. Leurs bons amis et alliés, les Maïnotes, leur dérobaient leurs souliers et leurs chemises, après lesquelles il fallait courir. Ce qui est plus grave, on s’ennuyait ; c’est une maladie à laquelle ne sont que trop sujets les soldats français quand on leur a promis des batailles et que pour tout exploit on leur impose des corvées. Ils en venaient peu à peu à préférer leurs ennemis à leurs amis, ils s’éprenaient d’Ibrahim. « Ce brave homme, mandait-on du quartier-général à Prokesch, fraternise avec nos militaires, et tous l’aiment beaucoup. S’il allait à Paris, on l’adorerait ; voilà les hommes ! » Quand le signal du retour en France fut donné, ce fut une allégresse générale. « — Nous sommes venus comme des imbéciles, disait-on, et nous nous en allons comme des nigauds. » — En définitive, pour qui avait-on travaillé ? Pour la Russie. C’est une loi de l’histoire que tout ce qui se passe en Orient profite aux Russes, et il y parut bien, puisque peu après toute l’Europe dut se réunir pour les arrêter dans leur marche victorieuse sur Constantinople.

Les hommes d’état autrichiens avaient raison, et pourtant ils avaient tort. On a beau mépriser le romantisme et n’estimer que les faits, le romantisme lui-même est un fait comme un autre, et il est hou de se mettre en règle avec lui. D’un bout de l’Europe à l’autre, l’opinion publique s’était faite la complice des Grecs ; leurs souffrances et leur courage avaient ému, passionné les esprits, leur cause trouvait partout des champions, et la voix du cabinet de Vienne n’était plus entendue, il criait dans le désert. « Les enthousiastes et les fous, disait Prokesch, travaillent le plus souvent pour les coquins. » C’est possible, mais il n’est pas moins vrai qu’il faut savoir faire la part de la folie et du sentiment dans les affaires humaines. En 1848, au lendemain même de sa chute, le prince de Metternich continuai ; d’affirmer qu’il ne s’était jamais trompé, qu’il avait toujours eu raison. Son malheur était précisément d’avoir eu trop raison. Les grands hommes d’état ont tous fait quelque chose pour l’imagination des peuples et compté avec leurs instincts obscurs, qui ne sont pas infaillibles, mais qui ne se trompent pas toujours. Ce sont les idées claires qui gouvernent le monde, ce sont les idées confuses qui le font progresser, et il est aussi dangereux de trop leur résister que de trop leur céder.

A l’époque de l’insurrection grecque, le philhellénisme était une