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l’embouchure de la rivière de Châteaulin, et plus à gaucher, la ligne onduleuse et bleuâtre des Montagnes noires. De hardis viaducs surplombent des vallées profondes, solitaires et sauvages. Des ruisseaux, dont le gazouillement ne monte pas jusqu’à nous, mais dont on voit frissonner l’eau glacée, serpentent à travers des prairies d’un vert cru, où de petites vaches noires interrompent leur repas pour regarder le convoi qui passe avec un bruit de tonnerre.

— Nous voici, dis-je, dans le pays de Brizeux, le pays où l’on n’entend

Qu’eaux vives et ruisseaux et bruyantes rivières ;
Des fontaines partout dorment sous les bruyères ;
C’est le Scorff tout barré de moulins, de filets,
C’est le Blavet tout noir au milieu des forêts ;
L’Ellé plein de saumons, ou son frère l’Izole,
De Scaer à Kemperlé coulant de saule en saule…


Comme il y a une impression d’eau fraîche et courante dans ces six vers ! jamais poète a-t-il rendu plus exactement et plus sobrement la physionomie de son pays natal ?

— Brizeux ! s’est écrié Tristan tout à fait réveillé, je le connais, celui-là, je l’ai pratiqué longtemps. C’est encore un mélancolique dans mon genre, qui a pris la vie à rebours. Je me suis reconnu dans l’homme qui a écrit :

… Le bonheur, ô cœurs irrésolus,
Si l’on n’ouvre à sa voix, passe et ne revient plus.
Quand l’arme du chasseur hésite, l’hirondelle
Dans les fonds bleus du ciel s’élance à tire-d’aile.


Veux-tu que je te dise ? Eh bien ! à travers la tendresse de Brizeux résonne la note attristée de l’homme créé pour aimer et qui n’a pas su donner son cœur dans la saison opportune. Chaque fois que je relis le tableau des noces de Primel et Nola, je sens un sanglot parmi les effusions joyeuses de cet épithalame. Brizeux est de la grande tribu des Lenau, des Shelley, des Gérard de Nerval, de tous ceux qui n’ont pas su ou qui n’ont pas pu aimer, et qui l’ont crié en prose et en vers à tout venant.

— Cela tendrait à prouver que, vous autres poètes, vous êtes d’insignes égoïstes. Ce que vous cherchez dans l’amour, c’est votre propre personnalité ; vous voulez vous y mirer et vous y admirer, comme Narcisse dans sa fontaine, et n’y trouvant pas assez complète à votre gré la réflexion de votre précieuse image, vous vous répandez en élégies et en soupirs. Vous oubliez que l’amour veut la réciprocité et qu’il ne se donne qu’à ceux qui savent se donner eux-mêmes tout entiers… Mais j’ai meilleure opinion de Brizeux ;