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jours sans que les constitutions les plus robustes en ressentent quelque atteinte ; comment imaginer que de jeunes princesses habituées à la tranquille et fastueuse existence des palais supporteront impunément cette épreuve ? L’armée grecque était enfin arrivée à portée de l’ennemi ; les troupes harassées commençaient à dresser leurs tentes, quand un eunuque accourt : « La reine se meurt, dit-il. » Deficere eam nuntiat et vix spiritum ducere. — Alexandre, à ces mots, se lève ; un autre messager paraît : « La reine est morte. » Ce n’est pas Bossuet, c’est Quinte-Curce que nous entendons ; je me crois obligé d’en prévenir le lecteur. — « Elle est tombée entre les bras de sa belle-mère et de ses jeunes filles, puis tout d’un coup, brusquement, s’est éteinte. Inter socrus et virginum filiarum manus collapsa erat, deinde et exstincta. » — Alexandre laisse échapper un long gémissement et vole à la tente de ses royales captives. Un douloureux spectacle l’y attendait : La mère de Darius, Sysigambis, assise sur la terre nue, contemplait d’un œil morne le corps inanimé de la malheureuse princesse. Les deux jeunes filles s’étaient réfugiées dans ses bras, seul asile qui leur fût laissé. Sisygambis les tenait pressées sur son sein, cherchant à les calmer, refoulant ses larmes pour essuyer les leurs, pendant que, devant elle, son petit-fils Ochus, trop jeune encore pour comprendre l’étendue de la perte qu’il venait défaire, interrogeait d’un sourire inquiet cette immense douleur, ne soupçonnant pas que le plus malheureux, en ce triste jour, c’était lui. Alexandre ne peut retenir ses sanglots : il venait apporter des consolations ; on est obligé de lui en offrir. La main qui a couché tant de Perses dans la tombe est baignée de pleurs, mais de pleurs moins amers que ceux du vieux Priam. « Et maintenant, dit Achille, n’oublions pas le repas du soir ! Niobé elle-même n’a pas négligé ce soin quand six filles florissantes de jeunesse lui furent ravies en un jour. » Achille et Niobé à la bonne heure ! mais non pas Alexandre. Il fut impossible d’obtenir du héros qu’il acceptât la moindre nourriture avant que les honneurs funèbres eussent été rendus à la reine. Ce capitaine que tant de soucis devaient assiéger, ce roi qui va jouer sur un coup de dé son trône et, plus que son trône, sa gloire et sa vie, trouve encore le loisir de donner des ordres pour que la coutume des Perses soit religieusement observée dans ses moindres détails. Le pieux appareil qui eût accompagné les dépouilles mortelles de Statira, si les dieux l’eussent ravie à son époux dans Persépolis, ne leur manqua pas au milieu du camp ennemi. Respecter la mort, c’est honorer celui de qui nous tenons la vie, de celui qui ne manifeste jamais mieux sa puissance que dans ces terribles momens où il rappelle à lui, sans l’absorber, l’étincelle un moment absente.