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— Je dis : sans l’absorber, — car je hais d’instinct le mot cruel de Mme Roland : « Nature, ouvre ton sein ! » S’évanouir dans le gouffre est un avenir peu consolant, pour les cœurs même les plus désabusés.

A la faveur de l’émotion générale, un des eunuques prisonniers parvint à s’échapper et réussit à gagner le camp de Darius. Le roi des Perses apprit à la fois et la mort de la reine et la généreuse conduite d’Alexandre. Faut-il croire que, touché de tant de noblesse, il ait alors renouvelé ses propositions de paix, qu’oublieux des excitations impies dont Alexandre pouvait lui montrer la preuve, il ait osé offrir à ce conquérant qu’il avait vainement tenté de faire disparaître par le poignard ou par le poison, la main de sa propre fille, de la princesse depuis longtemps promise à Mazée ? Ce serait donc, si les rapports d’Arrien et de Quinte-Curce sont fidèles, la troisième fois que le malheureux monarque aurait fait appel à la modération du vainqueur. Naguère il proposait le fleuve Halys pour limite ; maintenant il se déclare prêt à céder toute la contrée qui s’étend entre l’Hellespont et l’Euphrate. Pour otage il laissera son fils, pour rançon de sa mère et de ses deux jeunes filles, il offre 30,000 talens d’or. Dix députés ont été chargés de convaincre Alexandre : « C’est chose périlleuse, lui disent-ils, qu’un trop grand état ; les navires qui dépassent les dimensions habituelles deviennent difficiles à manœuvrer. » L’argument eût peut-être touché un pilote ; j’y aurais, pour ma part, probablement prêté quelque attention. Parménion l’appuya de tout son pouvoir ; il était d’avis de se contenter d’un empire qui aurait pour frontières le Danube en Europe et l’Euphrate en Asie. Quel souverain avait jamais possédé pareille étendue de pays ? Le raisonnement semble juste ; Louis XIV et Napoléon ont dû plus d’une fois l’entendre murmurer à leur oreille. Réfléchissons pourtant ! Les conquêtes n’ont-elles pas leur fatalité ? Les Parthes ont assez troublé les Romains dans la possession de leurs provinces asiatiques pour que nous puissions apprécier aujourd’hui l’immense intérêt qu’avait Alexandre à ne pas admettre un partage qui mettait d’un côté les provinces les plus opulentes et de l’autre les populations les plus belliqueuses. Alexandre a servi de texte à bien des déclamations ; si vous voulez rester équitable envers sa mémoire, faites-le juger par ses pairs ! Que les deux Chatham et leurs héritiers directs le condamnent, je renonce sur-le-champ à le défendre. « S’il fût demeuré paisible dans la Macédoine, nous dit Bossuet, la grandeur de son empire n’aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfans le royaume de ses pères. » Est-ce pour ce but mesquin que le ciel suscite le génie ? Je ne reconnais pas là, je l’avoue, la hauteur de vues