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il aurait lié partie avec les conservateurs, ses vieux amis éprouvés, qui, au temps du conflit, lui avaient prêté main-forte avec un infatigable dévoûment. Mais le roi de France, quand il prend son métier au sérieux, n’ignore pas seulement les injures faites au duc d’Orléans, il est tenu d’oublier aussi les services rendus. Si le chancelier n’a jamais rompu avec ses anciens amis, il les a souvent semonces, souvent rabroués et souvent contristés ; le salut de son entreprise était à ce prix.

Les conservateurs prussiens représentent moins l’esprit de conservation que les tendances, les opinions, les intérêts d’une caste. Ils se recrutent surtout parmi la petite noblesse terrienne de la Prusse occidentale et orientale, de la Poméranie, du Brandebourg ; la Silésie et la Westphalie ne leur fournissent qu’un faible contingent, et ils n’ont jamais réussi à prendre pied dans les Provinces Rhénanes. Comme le remarque M. Jolly, ils ont peu de ramifications hors de Prusse. En 1877 et 1878, ils ont obtenu quelques sièges dans le royaume de Saxe, dans les deux Mecklembourg ; ils ont remporté aussi quelques succès électoraux dans le grand-duché de Baden, mais ils les devaient au bon vouloir des ultramontains, dont l’alliance n’est jamais sûre. Les hobereaux prussiens, qui sont la moelle et l’âme du parti, ont joué un grand rôle dans l’histoire de leur pays, et on serait mal venu à leur disputer l’influence qu’ils exercent. Ils sont nés, ils ont grandi dans l’idée qu’ils se doivent à leur roi et qu’ils sont les serviteurs de l’état. Ils ne plaignent ni leur temps ni leurs peines, ils sont toujours prêts à payer de leur personne dans les assemblées provinciales comme sur les champs de bataille. De quoi qu’il s’agisse, le principe d’autorité leur est cher ; ils ont une aversion profonde pour toute mesure qui tend à diminuer les prérogatives royales, il leur semble qu’amoindrir le souverain, c’est les amoindrir eux-mêmes. Enclins à une économie presque parcimonieuse dans la conduite de leur ménage, ils ne marchandent jamais les deniers publics au ministre de la guerre, ils votent avec empressement toutes les augmentations qu’il leur demande. Pour le socialiste, l’armée est un fléau ; pour le progressiste, elle est un mal nécessaire ; pour le vrai conservateur prussien, elle est l’arche sainte, l’école où l’on apprend toutes les vertus et particulièrement cette sévère discipline sans laquelle il n’y a plus de peuples respectueux ni de rois exactement obéis.

Le malheur est que ces hobereaux si méritans, si dévoués à l’état, pleins d’abnégation, disposés aux grands comme aux petits sacrifices, ont l’esprit court et la tête étroite. M. de Bismarck aurait bien voulu leur ôter leurs préjugés, en leur laissant toutes leurs vertus ; cela n’était pas facile. Vertus et préjugés, tout cela se tient ; ce sont des marchandises qu’il faut acheter en bloc. Pour les conservateurs prussiens, la gloire, le bonheur suprême dans ce monde est d’être un Prussien, et ils estiment qu’un Prussien ne peut devenir Allemand sans déroger. Si on les eût écoutés, la Prusse eût gardé son quant-à-soi politique, ses