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institutions et ses coutumes propres, elle se fût abstenue de faire ménage en commun avec ses frères du Sud, elle les eût laissé se gouverner et s’administrer à leur guise, elle se serait contentée de leur imposer son hégémonie militaire et d’en faire des soldats dignes de servir sous ses drapeaux. M. de Bismarck a tâché plus d’une fois de leur persuader que leurs désirs étaient des chimères, que pour rendre les hégémonies acceptables, il importe de les déguiser, que le particularisme du Brandebourg est aussi dangereux que les autres, que, pour décider les Allemands à devenir Prussiens, il fallait que les Prussiens se résignassent à devenir un peu Allemands, qu’enfin chacun devait y mettre du sien et renoncer à quelque chose. Ils ont eu beaucoup di peine à l’en croire ; ils ne se sont pas révoltés, mais ils ont obéi tristement, la tête basse, et leurs soupirs ont été entendus de toute l’Europe.

Quand un parvenu abandonne à jamais l’humble demeure de ses pères pour habiter le fastueux palais qu’il s’est bâti, il n’a garde d’emmener avec lui ses meubles dépenaillés, ses rideaux fripés, ses vieilles chaises boiteuses. Il se commande un ameublement tout neuf, et il faut que ses domestiques, son train de vie, sa dépense comme ses habitudes, tout soit assorti à sa nouvelle fortune. Les conservateurs prussiens entendaient transporter dans la grande maison neuve leurs vieux meubles et toutes leurs vieilles habitudes d’esprit. Leur intelligence réfractaire et fermée à toutes les idées qui ont cours dans le monde depuis 1789 ; ils protestent contre tous les changemens économiques et sociaux qui se sont produits dans la société moderne. Ils estiment qu’il n’y a d’état bien ordonné que celui où chacun se tient à la place que lui a assignée sa naissance, et dans lequel la direction de l’esprit public appartient à une classe formée de gentilshommes campagnards, médiocrement riches, mais en revanche portant tous l’épaulette. Ils désapprouvent toutes les lois qui tendent à modifier les situations consacrées par le temps et à déplacer les influences ; la liberté d’industrie, la liberté d’établissement, la liberté du commerce de l’argent leur sont odieuses. C’est ce qui explique la part qu’ils prennent aujourd’hui à l’agitation anti-sémitique. Le juif représente à leurs yeux l’influence maudite de la fortune mobilière, l’insolence du million qui fait la roue au soleil, et depuis qu’Israël enrichi s’est mis à bâtir et à posséder la terre, leurs ressentimens ne connaissent plus de bornes.

D’ailleurs ils n’ont jamais pu concevoir que la religion fût une chose indifférente en matière politique ; ils la considèrent comme le soutien du trône, comme l’alliée naturelle de la discipline militaire, ils n’admettent pas qu’on puisse exercer une charge de quelque importance sans avoir fait ses preuves d’orthodoxie. Comme récrivait dernièrement M. Mommsen, il n’y a pour eux de citoyen digne de posséder tous les droits politiques que « celui qui descend d’un des trois fils de Mannus, qui s’entend à labourer et à semer, et qui comprend l’Évangile comme