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hommes ne diffèrent pas d’un siècle à l’autre, mais plutôt d’un esprit à un autre ; tel paysan des Abbruzzes est aussi païen de nos jours que l’était. un marinier de Thèbes ; tel sage de Memphis s’entendrait facilement avec un philosophe croyant d’aujourd’hui. Il y a une somme d’idées communes aux esprits supérieurs qui n’a guère varié ; ceux-là ont été frères et coreligionnaires. Tout le long des temps, la diversité de leurs langages, — en prenant ce mot dans sa plus large acception, — nous fait seule illusion, sans quoi nous comprendrions qu’ils se sont tous rencontrés dans la même communion de vérité. Ainsi, traduits par leur éloquent interprète, les vieux scribes de Rhamsès priaient et adoraient comme Socrate, saint Augustin ou Malebranche. L’historien qui fait le tour des âges est comme le marin qui passe la ligne et voit des astres nouveaux remplacer ceux de son enfance ; les gens restés immobiles dans les deux hémisphères lui crient : Nous voyons tout le firmament, il ne saurait y en avoir d’autre. Lui peut répondre : Vous n’en voyez chacun qu’une part, le vrai ciel est fait de tous nos cieux, il embrasse la Croix du Sud comme la Polaire, et ce n’est pas trop de toutes les clartés pour l’emplir.

Le bey continuait, remuant le champ de l’idée avec toute sa passion. Nous l’écoutions dire, sans penser aux heures. La nuit d’Égypte tombait, lourde de chaleur, calme et lumineuse, sur ce grand jardin solitaire qui nous envoyait les parfums des nymphéas. Du fond des quartiers arabes, la triste mélopée d’un chant oriental arrivait jusqu’à nous : elle rappelait soudain le philosophe au souci des humbles, il parlait alors de ce pauvre peuple fellah, portant gaîment sa longue misère depuis six mille ans, il retrouvait dans le rituel égyptien d’admirables leçons de charité, de miséricorde pour les petits et les souffrans ; il citait les hymnes mélancoliques des précurseurs de Job qui attestaient déjà la tristesse du sort humain. La musique plaintive se taisait, les énergies puissantes de la nuit d’Afrique relevaient l’âme courbée, la fête des étoiles s’allumait dans le ciel ; de nouveau, la parole du charmeur fuyait la terre et remontait là-haut, son regard courait parmi ces mondes pour leur faire confesser, à eux aussi, ce qu’ils peuvent nous dire des secrets de l’infini. Instruit dans cette science par Biot, qui lui fut un précieux collaborateur, il en parlait avec enthousiasme ; il nous prodiguait le vaste trésor de ses connaissances, et lui qui savait tant, il laissait d’habitude mourir l’entretien sur ce cri de lassitude : « Ah ! si nous savions ! si nous savions ! »

Vous savez maintenant, cher maître. Je pense à cette belle surate du Koran où il est dit : « Courez à l’envi les uns des autres vers les bonnes actions ; vous retournerez tous à Dieu ; il vous éclaircira la