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avaient passé sous ses yeux, si elle avait pu savoir à quel point ses douleurs de reine, de femme, de mère avaient été comprises et partagées, elle aurait eu sans doute quelques regrets des termes si peu mesurés qu’elle emploie en parlant de Mme de Staël dans sa correspondance avec Fersen. Triste effet des temps troublés que deux natures également sincères, élevées, généreuses, en puissent arriver à se méconnaître ainsi !

N’était l’anxiété constante où les tenait le sort de ceux auxquels ils prenaient un si vif intérêt, la vie, par ce temps de désordre et de sang, aurait continué d’être singulièrement paisible pour les habitans de Coppet. C’était à peine si le contre-coup des événemens qui se passaient au-delà des frontières du pays de Vaud se faisait parfois sentir et venait rompre la monotonie de leur existence. Un soir cependant, comme on était encore à table, on vit tout à coup avec surprise se précipiter dans la salle à manger un officier français en uniforme. On se lève, on se récrie, on finit par le reconnaître : cet officier était le général de Montesquiou, qui, envoyé à la tête d’un corps de troupes françaises pour occuper la Savoie, fuyait sa propre armée, où des commissaires de la convention avaient été envoyés pour l’arrêter. Il s’était jeté dans un petit bateau, et, traversant le lac, il était venu se réfugier à Coppet. Mais il les quittait le lendemain et les laissait à leur solitude, que ne venaient même plus distraire les visites de Gibbon. Au commencement de l’année 1794, Gibbon, déjà malportant, avait quitté Lausanne pour se rendre auprès de son ami lord Sheffield, qui venait de perdre sa femme et, quelques mois après son arrivée en Angleterre, il était emporté par une maladie rapide. Ce deuil privé venant s’ajouter au deuil public augmentait encore la tristesse des habitans de Coppet, tristesse que Mme de Staël exprimait avec une singulière éloquence dans une lettre à son mari :


Ce pauvre Gibbon dont tu m’as entendu parler comme du seul homme qui pût attacher à la Suisse, est mort en Angleterre. Une Mme de Saint-Léger, que tu as vue chez M. d’Hauteville, belle et jeune, est morte subitement. On est étonné de voir périr autrement que par la révolution française ! Mais quand on pense que c’est seulement cela de plus dans le poids des misères humaines, que la mort de la nature continue son train habituel à côté de cela, on est encore plus profondément sombre qu’à l’ordinaire.


Enfin un rayon d’espoir venait percer cette atmosphère de tristesse, et la nouvelle du 9 thermidor arrivait sur les bords du lac de Genève. A plus de vingt années de distance, Mme de Staël trouvait