Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/905

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été plus maltraitées par leurs propres compatriotes triomphans que par les agens du gouvernement russe[1].

L’exemple de la Russie nous a montré combien de résistances et d’objections de toute sorte, combien de répugnances et de colères soulèvent, même en temps de paix, des lois agraires qui, pour cause d’utilité publique, exproprient partiellement une classe de la nation au profit d’une autre, alors même que ces lois sont discutées et appliquées par des compatriotes et par des représentans des propriétaires expropriés, alors même que toutes ces mesures sont prises sous l’égide d’un pouvoir impartial, également préoccupé des droits et des intérêts de tous. Qu’est-ce donc quand de pareilles mesures, d’apparence au moins, forcément révolutionnaires et inévitablement vexatoires, sont édictées par un vainqueur en pays étranger ou en province rebelle, au lendemain d’une lutte acharnée ? qu’est-ce, quand elles sont appliquées par des mains naturellement hostiles et encore toutes chaudes des ardeurs du combat ?

Au fond, nous sommes contraints de le répéter, les ukases apportés par N. Milutine et Tcherkasski en Pologne étaient, pour les principes et pour l’esprit, fort analogues aux lois et statuts que trois ans plus tôt les mêmes hommes avaient fait adopter pour la Russie et dont ils eussent voulu diriger eux-mêmes l’exécution. Dans un cas comme dans l’autre, Milutine et ses amis prétendaient assurer à l’ancien serf, moyennant indemnité à l’ancien propriétaire, la pleine propriété des terres dont le paysan n’avait la jouissance qu’en subissant la corvée ; dans un cas comme dans l’autre, ils prétendaient remettre au paysan la libre administration des affaires de la commune et briser la vieille tutelle seigneuriale[2]. Ce qui a varié, ce qui a fait la différence et l’inégalité de traitement entre la noblesse polonaise et la noblesse russe, c’est surtout le mode d’exécution, c’est une plus grande rigueur dans l’application des nouveaux principes, c’est une autre mesure ou une autre règle dans cette liquidation agraire ; c’est qu’en Pologne on a plus accordé au paysan pour moins d’argent, et qu’on payé moins cher au propriétaire le sol qu’on lui enlevait.

À cette différence de traitement il y avait une doublé raison : la première, c’est qu’en Russie les Milutine, les Samarine, les

  1. Dès avant l’insurrection, « le parti rouge, composé de révolutionnaires consciens ou inconsciens, n’admettait d’autre solution que l’expropriation du grand propriétaire au profit du paysan… Les plus modérés accordaient aux propriétaires le droit à une indemnité, mais aussi minime que possible, tandis que les radicaux exigeaient de la noblesse qu’elle fit aux paysans le don des terres cultivées par ces derniers. » (Le Marquis Wielopolski, sa vie et son temps, par Lisicki, t. II, p. 54, 55.
  2. Il est à remarquer que, tout en fortifiant les institutions communales, Milutine n’a, quoi qu’on en ait dit, jamais songé à introduire en Pologne le mir russe et régime de la propriété collective.