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Tcherkasski et leurs amis avaient eu beau faire triompher leurs principes, ils n’avaient pu donner force de loi à tous leurs projets en faveur du moujik, et les lois mêmes qu’ils avaient obtenues pour lui, ils n’avaient pu les appliquer de leurs mains. La seconde raison, plus grave et plus fâcheuse, c’est qu’en Pologne les ukases, promulgués le lendemain d’une guerre civile, n’étaient pas seulement pour le gouvernement une mesure en faveur de la population locale, mais aussi un expédient politique, un remède violent, suggéré par les nécessités du moment, un instrument de répression en même temps que de pacification, en un mot, comme le disait Mouravief, un instrument de domination[1]. Et cela était inévitable à la suite d’une insurrection ayant des causes profondes et permanentes qui en rendaient le renouvellement probable. Le gouvernement russe, qui sur la Pologne semblait n’avoir d’autre prise que la force armée, avait découvert un moyen de s’attaquer au fond du peuple, de se l’attacher, temporairement au moins, par des bienfaits ; il avait entrevu aux bords de la Vistule une tâche démocratique, humanitaire, presque utopique. Cette tâche, il la réalisait avec l’omnipotence d’un gouvernement absolu, mais ce ne pouvait être uniquement dans l’intérêt de l’idéal, de l’humanité et du peuple polonais, pour mériter les éloges de Proudhon et des démocrates étrangers qui l’en devaient féliciter. S’il se plaisait à relever le paysan et à mettre en pratique d’apparentes utopies, c’était autant et plus, si l’on veut, dans l’intérêt de l’état, dans l’intérêt de. la Russie, que dans celui du peuple polonais. Pour légitimer ce procédé, il lui suffisait que les deux intérêts fussent d’accord au lieu d’être en opposition.

Le pouvoir qui, dans l’espèce de liquidation analogue, accomplie dans l’empire, eût voulu épargner tout sacrifice à la noblesse russe, n’était pas fâché d’en imposer à la noblesse polonaise, regardée comme complice des. rebelles.. Par le fait même des circonstances, ces lois agraires devaient pour cette dernière prendre l’aspect d’une sorte d’amende, d’une sorte de contribution de guerre ou de rançon, infligée aux classes d’où était sortie l’insurrection, avec cette circonstance atténuante que cette sorte d’amende, imposée aux propriétaires, était employée non au profit du maître, mais au profit du peuple conquis[2]. Or, à cet égard, parmi les états où l’on a

  1. Lettre de Mouravief du 25 septembre 1863. Voyez la Revue du 1er décembre 1880.
  2. Certains faits montrent que le gouvernement et l’opinion envisageaient bien parfois les ukases de cette manière. Tcherkasski, dans une lettre à Milutine du 15/27 janvier 1865, raconte qu’il est assiégé des propriétaires d’origine russe, pourvus par le gouvernement même de petits majorats dans le royaume, afin d’y établir un élément russe. Ces propriétaires prétendaient être laissés en dehors des règlemens appliqués à leurs voisine polonais. Tcherkasski. s’y refusait, mais il proposait d’accorder à ces propriétaires russes un dédommagement spécial. C’est, croyons-nous, ce qui a été fait.