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conclure, une vérité relative dans l’ordre des phénomènes et une illusion au regard de l’absolu.

Cette façon d’entendre le devoir ne satisfera ni les partisans de la moralité absolue ni leurs adversaires : c’est trop pour les seconds, trop peu pour les premiers. A vrai dire, comme M. de Hartmann n’admet point en nous de liberté proprement dite, de réel pouvoir correspondant au devoir, comme d’autre part l’objet final du devoir est, selon lui, la négation du devoir même et l’anéantissement de la moralité avec l’existence, il faut avouer que ce qui reste du devoir ainsi entendu est une simple forme, plus semblable à une illusion provisoirement utile qu’à une réalité et assez peu différente de la conception de Schopenhauer. Suivons cependant la moralité dans son développement et dans son progrès vers la fin suprême de l’univers ; nous passerons ainsi de la forme du devoir au fond même qu’elle recouvre.


III.

L’idée de la moralité, soit qu’on lui refuse avec Schopenhauer toute forme impérative, soit qu’on lui accorde cette forme avec M. de Hartmann, a besoin d’un fond ou d’un contenu; c’est l’idée de finalité qui le lui fournit: car la moralité consiste, selon les philosophes allemands, à réaliser la fin suprême de l’univers. Il faut donc déterminer avec précision cette fin suprême et les moyens d’y atteindre. La grande question sera de savoir si les principes de Schopenhauer et de M. de Hartmann aboutissent logiquement, comme ils le croient, à une morale de désintéressement et d’ascétisme, ou s’ils n’aboutissent pas plutôt à l’égoïsme et à l’épicurisme qu’ils veulent détruire.

Le premier principe de la morale, selon Schopenhauer et ses disciples, c’est le panthéisme absolu, ou plutôt, comme disent les Allemands contemporains, le monisme, qui admet l’absolue unité des êtres. « Quelle est la raison de toute multiplicité, de toute diversité numérique? L’espace et le temps; par eux seuls elle est possible. Les individus sont une multiplicité de ce genre... Tous les individus de ce monde, coexistans et successifs, si infini qu’en soit le nombre, ne sont pourtant qu’un seul et même être qui, présent en chacun d’eux et partout identique, seul vraiment existant, se manifeste en tous[1]. » Il en résulte que l’absolu ou l’universel est à la fois le vrai principe et la vraie

  1. Schopenhauer, Fondement de la morale, p. 185-180.