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Il est impossible, on le voit, de pousser à la fois plus loin l’optimisme en ce qui concerne les progrès futurs de la puissance ou de la science humaine, le pessimisme en ce qui concerne les progrès futurs de la souffrance humaine. C’est là, selon nous, la grande contradiction, trop peu remarquée, de la théorie pessimiste sur la fin du monde. Nous aurons un jour le pouvoir d’anéantir l’univers, mais nous n’aurons pas le pouvoir d’organiser un univers habitable. Nous serons comme un architecte omnipotent et omniscient, capable d’accomplir le « grand œuvre, » qui ne réussirait pourtant pas à faire cet ouvrage beaucoup plus simple : une maison habitable.

Serons-nous sûrs au moins, après avoir descendu Dieu de sa croix, qu’il ne se crucifiera pas de nouveau? Ayant une première fois créé le monde par un acte de « suprême foie, » ne pourra-t-il recommencer? En général, on enferme les fous pour les empêcher de répéter leurs folies. Nous n’avons pas cette ressource avec l’absolu. M. de Hartmann, il est vrai, a mis ici en œuvre son algèbre pour nous tranquilliser et calculé que la vraisemblance d’une nouvelle création n’est que de 1/2n. Par malheur, son équation est encore fausse; un calcul plus exact démontre que les chances sont égales soit pour que l’inconscient reste désormais dans le repos, soit pour que sa folie le reprenne. Or, si elle le reprend, notre dévoûment n’aura servi à rien et nous aurons été dupes[1].


En résumé, nous ne saurions admettre cette morale prétendue nouvelle, cette « religion de l’avenir » qui, par une sorte d’atavisme intellectuel, n’est que la réapparition du vieux bouddhisme dans la métaphysique allemande. Les principes caractéristiques du système sont, comme nous l’avons vu, un «monisme» absolu, un pessimisme qui se prétend également absolu, et un certain optimisme qui vient s’y ajouter; or, ces trois principes, tels qu’ils sont présentés par l’école de Schopenhauer, sont tellement poussés à l’extrême qu’ils nous ont paru du même coup réduits à l’absurde. En premier lien, le « monisme, » — au lieu d’être ce qu’il doit être, un sentiment profond de l’unité qui se cache sous la diversité des choses, — est la réduction de toutes les réalités d’expérience à un rêve douloureux, qui ne laisse subsister comme seul être véritable qu’une volonté vide analogue au non-être; d’où cette conséquence en morale que si moi est une illusion, autrui est également une

  1. On pourrait faire et on a fait à M. de Hartmann, relativement à la catastrophe finale, beaucoup d’autres objections. Outre le livre bien connu de M. Caro sur le Pessimisme et les chapitres de M. Ad. Franck dans les Philosophes modernes, on peut lire à ce sujet les études de M. Th. Reinach sur Hartmann.