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prenez garde à la mélopée, vous en avez mis partout, il n’y a que cela dans votre musique. — De grâce, mon bon ami, foncez droit sur la situation et, pendant que vous êtes en Espagne, profitez de l’occasion pour prendre une bonne fois le taureau par les cornes ; ce n’est pas de la rêverie au clair de lune qu’il nous faut ; c’est du drame, du vrai drame, quelque chose d’inspiré, de puissant, d’enlevant comme le duo des Huguenots ou le quatrième acte du Prophète, qu’où vient justement de reprendre; allez-y ce soir, vous verrez, c’est comme cela qu’il faut faire! » Et malgré soi, à entendre tous ces commérages de journaux, tous ces bruits de coulisses, on se rappelle l’anecdote de ce directeur disant à l’auteur d’une comédie en cinq actes: «Votre pièce est excellente, seulement elle manque de traits; remportez-la chez vous, et passez la nuit à me la saupoudrer de mots d’esprit. »

Soyons sérieux, et sans nous préoccuper plus que de raison de ce qu’on nous prépare dans le secret et le crépuscule des dieux, regardons davantage à ce qu’on nous donne. Le vrai est que tout le monde se plaint de l’insupportable monotonie du répertoire, et cet état de choses durera tant qu’on n’aura pas su prendre un parti et rompre avec un système de mise en scène qui devient chaque jour plus encombrant; l’outillage s’oppose à tout, la manœuvre tue l’art; une fois le théâtre occupé par quatre ou cinq de ces énormes machineries, en voilà pour des mois et des années, impossible de rien jouer au pied levé, fût-ce le plus libre d’allures et le mieux monté des chefs-d’œuvre de la maison. Croirait-on que naguère M. Maurel, de passage à Paris, a dû renoncer à reparaître dans don Juan, son meilleur rôle, et cela uniquement pour des raisons d’équipe et de matériel? Ces remue-ménage, qui se faisaient jadis en un tour de main, sont aujourd’hui des complications d’état, et tandis qu’on délibère solennellement, — tout est solennel en diable, sous ce gouvernement de M. Vaucorbeil, on se croirait chez l’empereur d’Autriche ou chez M. Perrin, de la Comédie-Française, — tandis qu’on délibère en conseil de cabinet sur la question d’opportunisme à propos de la plantation d’un décor, notre artiste, que réclament Madrid, Londres ou Florence, a le temps de quitter la place. Car c’est aussi une mode fort goûtée de l’administration actuelle d’avoir des chanteurs de haut renom qui figurent sur les cadres du théâtre et n’en sont pas moins absens huit ou dix mois de l’année, étoiles errantes et filantes, étoiles-Benoiton qu’on paie en quelque sorte au cachet, système assurément avantageux au point de vue des gros bénéfices, mais au demeurant assez peu digne d’une institution nationale qui reçoit du pays des subventions de 800,000 francs.


F. DE LAGENEVAIS.