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jamais fait défaut à la liberté profane, car les romans et les poésies satiriques, depuis Jean de Meung jusqu’à Régnier, avaient toujours raillé les cagots et les moines. Mais le théâtre était une tribune bien autrement imposante : c’était une concurrence directe à la chaire chrétienne. C’était l’émancipation publique de la parole. Sans doute le Tartufe n’attaque pas la foi ; mais il ne relève pas exclusivement de la foi. Ce n’était pas le croyant, c’était l’homme du monde qui s’attribuait le droit de se défendre contre le faux dévot. L’église prétendait qu’à elle seule appartenait le privilège de défendre la vraie religion ; mais le monde répondait que, toute question de piété mise à part, la famille, les intérêts et l’honneur étant menacés par la licence et la cupidité déguisées sous un manteau sacré, il y avait là des intérêts purement humains qui avaient le droit de se défendre par des armes profanes. En un mot, de même que la révolution a détruit plus tard toutes les juridictions ecclésiastiques et ramené au tribunal de la loi commune tous les délits, même ceux commis par les ecclésiastiques, de même Molière a revendiqué pour la juridiction de la comédie, c’est-à-dire de la raison libre, tous les délits moraux menaçant les intérêts et les droits de la société et des individus, lors même que ces intérêts auraient un côté commun avec les intérêts religieux. C’est donc une question qui relève d’une sorte de tribunal idéal des conflits et qui sera éternellement résolue en sens inverse par ceux qui veulent l’affranchissement de la raison et par ceux qui veulent que le gouvernement des choses humaines reste au pouvoir de la foi. Heureusement le nombre des esprits absolus est assez rare ; autrement aucun progrès ne s’accomplirait dans le monde. Si on avait pu prévoir que Tartufe était une étape dans la voie de la sécularisation sociale, ce n’est pas la représentation qui eût été interdite, c’eût été l’ouvrage lui-même qui eût été brûlé et supprimé. Mais Louis XIV n’était pas encore sous le joug des dévots. Il était jeune; il aimait le plaisir, et il ne voyait pas de si loin. Il ne trouva pas grand danger à permettre à la comédie ce pas hardi et décisif, et une conquête nouvelle fut accomplie.

Le second point est plus délicat que le premier. Admettons qu’il soit permis à la comédie d’attaquer, à son point de vue, les vices qui relèvent de la religion. N’y a-t-il pas un autre danger bien plus grave en cette circonstance ? Est-il possible de séparer la vraie dévotion de la fausse? Les traits lancés contre celle-ci ne viennent-ils pas rejaillir sur celle-là? Peut-on enfin combattre l’hypocrisie sans nuire à la religion? Cette objection se trouve exposée dans une brochure écrite plus tard contre Don Juan, mais dont le principal objectif est le Tartufe : « L’hypocrite et le dévot, y