Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/338

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un détournement artificiel de la vérité que de confondre l’hypocrisie et « les égaremens de la foi? » L’orgueil de l’hérésie est un vice que l’on peut blâmer; mais lorsqu’on parle d’hypocrisie, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et pour vouloir frapper deux adversaires à la fois, on s’expose à n’en toucher aucun.

Quoi qu’il en soit, le sermon de Bourdaloue est sans doute une vigoureuse riposte contre Molière et Pascal; mais allons au fond des choses et demandons-nous s’il en résulte quelque argument nouveau vraiment solide contre Tartufe. Si vous exceptez cet argument déjà discuté, que combattre l’hypocrisie « n’est pas du ressort de la comédie, » la thèse de Bourdaloue consiste à dire qu’en attaquant l’hypocrisie, on fournit un prétexte aux libertins. Cela peut être; mais que faut-il conclure de là? Que l’hypocrisie ne doit pas être blâmée? Ne sera-ce pas pour ce vice un singulier privilège? Sera-t-il le seul qu’il sera défendu de flétrir? De peur de discréditer la vraie piété par la fausse, couvrira-t-on la fausse du prestige de la vraie? Non, dira-t-on ; mais c’est à l’église elle-même de faire le partage. Soit; mais lors même que c’est l’église qui parle, elle est, aussi bien que la comédie, en face du même problème : c’est que, les apparences étant semblables, on jettera toujours une sorte de soupçon sur tout le monde en démasquant quelques-uns. Le libertin pourra dire encore : Si la dévotion trompe quelquefois, elle peut donc tromper toujours; il peut suspecter celui qui parle, aussi bien Bourdaloue qu’un autre. On ne dira donc rien sur l’hypocrisie, et encore une fois voilà un vice qui bénéficiera d’une indemnité privilégiée.

Ce qui confirme le droit de la comédie et de la morale profane à combattre hardiment l’hypocrisie, c’est que seules elles peuvent le faire avec énergie et avec conviction. L’église, au contraire, est toujours embarrassée de combattre ce vice, qui se lie si étroitement à la vertu. La morale profane n’éprouvera aucun scrupule à dire que, si vous êtes libertin, il vaut mieux l’être franchement que de couvrir vos désordres des apparences de la piété. Mais comment l’église pourrait-elle conseiller de renoncer même à ces apparences ? Le confessionnal blâmera le libertinage, mais ne détournera pas de la piété; au contraire, on conseillera d’y persévérer dans l’espoir que le bien finira par guérir le mal. Fort bien ; mais, en attendant, un dévot libertin est précisément ce que nous appelons un hypocrite, un tartufe. De même aussi, les conversions forcées ou à demi contraintes, qui sont la conséquence inévitable de l’intervention du pouvoir civil en faveur de la religion, ne sont-elles pas des encouragemens à l’hypocrisie? Ne fût-ce que la faveur réservée aux uns aux dépens des autres, c’est déjà une invitation à feindre la foi que l’on n’a pas;