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Négligeons le second point du sermon de Bourdaloue, qui porte sur les dévotions lâches, et passons au troisième, où Bourdaloue se porte de la défensive à l’offensive, et renvoie le reproche d’hypocrisie des jésuites, auxquels il s’adressait d’abord, aux jansénistes, d’où le coup était parti, avant Molière, par la main de Pascal. Ces représailles, ce retour offensif, cette habile diversion peuvent être loués comme fait de guerre et de stratégie, et au point de vue historique, c’est un trait curieux que ce renvoi réciproque d’une même injure; mais il faut dire que cette tactique, quelque heureuse qu’elle soit en elle-même, enlève beaucoup de force au sermon : il n’y a plus unité d’action. En voulant faire face à la fois et aux libertins, dont Molière était le soi-disant interprète, et aux jansénistes, qui étaient placés à un point de vue tout opposé et qui étaient aussi ennemis de Molière que les jésuites eux-mêmes, Bourdaloue risquait d’affaiblir l’effet cherché. C’était d’ailleurs un point de vue subtil et bien compliqué de prendre directement à partie les jansénistes comme hypocrites, tandis que d’abord les seuls adversaires étaient les libertins et les lâches. Jusque-là, l’hypocrisie n’était pas attaquée directement, mais seulement à cause des fausses conséquences qu’on en pouvait tirer ; maintenant l’orateur se retourne contre l’hypocrisie elle-même; mais c’est seulement lorsqu’elle se présente à lui sous le masque janséniste. Qui peut ne pas voir là l’esprit de secte et de parti? Et d’ailleurs n’y avait-il pas aussi une espèce de contradiction, après avoir reproché aux libertins leurs jugemens téméraires, de porter soi-même un jugement aussi téméraire sur une secte dont le rigorisme sans doute pouvait être affecté chez quelques-uns, mais qui, chez la plupart, était l’œuvre d’une foi ardente? Si la dévotion d’un Pascal, d’un Saci, d’un Singlin était une dévotion hypocrite, à quelle dévotion pouvait-on croire? Et quelle arme entre les mains des libertins? N’était-ce pas renverser soi-même les distinctions faites d’avance que d’appeler jansénisme « une spécieuse hypocrisie, » que de prendre les hommes de Port-Royal comme « des hommes qui, pour donner crédit à leurs nouveautés, prenaient tout l’extérieur de la piété la plus rigide, » comme « revêtus de la peau de brebis, » mais qui, au fond, étaient « des loups ravissans[1]. » N’est-ce pas d’ailleurs un abus de mots et

  1. Boileau a renvoyé aux jésuites cette expression de loups dévorans dans son admirable épitaphe d’Arnauld :

    Et même par sa mort leur fureur mal éteinte
    N’aurait jamais laissé ses cendres en repos,
    Si Dieu lui-même, ici, de son ouaille sainte
    À ces loups dévorans n’avait caché les os.