Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exemple même prouve combien l’on juge mal dans sa propre cause et combien il est nécessaire que la police des travers et des ridicules soit exercée par un pouvoir indépendant comme la comédie ; car jamais aucune opinion ni aucune secte ne fera la police sur elle-même.

Au reste, nous ne nous sommes placé jusqu’ici qu’au point de vue du droit strict, tel que l’exige la morale. Mais il y avait un autre droit bien supérieur qui dépassait toutes ces considérations : c’est le droit de l’art, qui est souverain dans sa sphère comme la religion dans la sienne. Tartufe devait-il être joué ou non ? C’est une question de police. Mais Tartufe devait-il être fait ? C’est une question d’art. Ici, la conscience de Molière était souveraine et n’avait pas besoin de la permission de Bourdaloue. Le droit de peindre avec vérité et profondeur tous les grands côtés de la nature humaine est un droit primordial et imprescriptible, comme le droit pour le savant de poursuivre toute vérité. Si l’art ne récusait pas cette autorité extérieure de la religion ou de la morale, depuis longtemps il n’existerait plus. La statuaire serait interdite comme contraire à la pudeur ; la comédie et la tragédie comme excitant les passions ; la satire comme contraire à la charité ; l’élégie amoureuse comme libertine ; l’éloquence elle-même comme fardant la vérité par l’appel au sentiment[1]. Nous avons voulu, en nous plaçant à notre point de vue, discuter la question du Tartufe, comme une question de casuistique morale, et nous croyons, à ce point de vue même, avoir établi le droit strict de Molière ; mais quant à lui, il n’avait pas besoin de tant raisonner. C’est le sens comique, c’est le génie théâtral qui lui a inspiré Tartufe. C’est comme œuvre de vie qu’elle est sortie de sa pensée, et non comme plaidoyer abstrait. Il a dû discuter avec le pouvoir civil, et, pour le dehors, répondre aux préventions qui s’élevaient contre son œuvre et qui n’avaient rien d’esthétique. Quant au fond des choses, il ne relevait que de lui-même ; car l’art aussi possède une autorité de droit divin.

Nous n’avons pas à entrer dans l’appréciation littéraire de Tartufe, qui n’est pas de notre ressort et qui ne rentre pas dans notre dessein. Elle a d’ailleurs été si souvent faite que je ne sais s’il y aurait quelque chose à ajouter. Mais peut-être est-ce une question de psychologie et de morale, autant que de goût, que de rechercher si Molière n’a pas dépassé la vérité, et chargé les couleurs dans la peinture de Tartufe, comme La Bruyère l’en a accusé dans ce portrait d’Onuphre, qui passe avec raison pour une critique de Molière.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1879, le charmant travail de M. Martha, sur la Moralité dans l’art.