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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/341

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On a répondu que « l’optique du théâtre a ses lois nécessaires, et que si Tartufe n’est vrai que suivant ces lois, il ne doit pas l’être autrement[1]. » Cette réponse est sans doute suffisante pour justifier Molière de certains détails secondaires. Assurément un habile hypocrite ne parlera pas tout haut de « sa haire et de sa discipline; » il s’arrangera pour les faire voir, ce qui sera la même chose. Mais au théâtre, on ne saurait ce que c’est qu’une haire et une discipline si l’on se contentait de les montrer aux yeux, il faut les nommer; c’est le cas de prendre à rebours le vers d’Horace : Segnius irritant... Mais si cette raison est suffisante pour les traits extérieurs du caractère, par exemple encore pour le mouchoir de Dorine, il me semble qu’elle ne suffit plus pour les traits moraux, s’ils étaient véritablement en contradiction avec le caractère du personnage, car on pourrait toujours justifier par cette même raison de l’optique théâtrale toutes les exagérations et même les contre-sens dans les caractères comiques. Or la critique de La Bruyère va jusque-là : « S’il se trouve, dit-il, un homme opulent à qui il a su imposer et dont il est le parasite, il ne cajole pas sa femme... il ne s’insinue jamais dans une famille où il y a à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir... il en veut à la ligne collatérale. » Je maintiens que, si ces critiques étaient justes au fond, il n’y aurait pas d’optique théâtrale qui pût justifier Molière d’aussi fortes exagérations. Mais ces critiques sont fausses, selon nous, non-seulement au point de vue de l’optique théâtrale, mais au point de vue de la vérité morale elle-même. Sans doute Tartufe n’a pas dû choisir exprès une famille qui rendait ses visées bien plus difficiles et plus audacieuses ; de plus, il n’a pas dû se proposer dès le premier jour de séduire la femme, d’épouser la fille, et de faire chasser et déshériter le fils. Il a pris la première dupe qui s’est présentée, et ce n’est que pas à pas qu’il a étendu ses toiles et accru ses ambitions et ses convoitises. Mais il faut n’avoir pas mesuré le fond de la sottise et de la crédulité humaines pour ne pas croire possible qu’un esprit prévenu et circonvenu comme Orgon puisse aller jusqu’à tout sacrifier, même un fils et une fille, aux artifices hardis et profonds d’une cupide hypocrisie ! Ne sait-on pas jusqu’où peut se porter l’aveuglement de la superstition joint à l’entêtement de la bêtise ? N’en a-t-on pas vu la preuve dans ce récent procès des spirites, où les dupes elles-mêmes n’étaient pas désabusées par l’aveu du charlatan, et où l’on entendit de la bouche d’une de ces dupes ce mot digne de Molière : « Mais je suis donc un imbécile ! » C’est le propre de la fausse dévotion et du cagotisme

  1. p. Mesnard, Notices, p. 343.