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l’expérience lui en montre « un si grand nombre, » que cela serait surprenant si l’on ne savait que la plupart « se contrefont et ne sont point tels en effet... Ce sont gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire l’emporté : c’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug... Prétendent-ils nous avoir bien réjouis de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fière et contente? » Ces gens, qui font les emportés, qui ont secoué le joug, qui disent d’une voix fière et contente qu’il n’y a pas de Dieu et que notre âme n’est que du vent et de la fumée, ne sont-ce pas les modèles de Don Juan, les incrédules mondains parlant si insolemment des choses divines, que quelqu’un, nous dit Pascal répondit un jour à l’un d’eux : « Si vous continuez à me parler de la sorte, vous me convertirez : » mot que Duclos traduisit un jour à sa manière en disant des athées de son temps : « Ils en diront tant qu’ils me feront aller à la messe. »

Bossuet n’est pas un témoin moins précieux que Pascal pour nous attester l’existence de la libre pensée au XVIIe siècle. L’oraison funèbre d’Anne de Gonzague est un témoignage d’une singulière autorité. Cette princesse disait elle-même qu’il faudrait un miracle pour la ramener à la foi chrétienne. Évidemment Bossuet comme Pascal, avait vu à la cour et autour de lui de vrais libres penseurs; il avait expérimenté, non en lui-même, mais chez les autres, cet état de fierté et de liberté de celui qui a secoué le joug ou qui croit l’avoir secoué et pour lequel la foi n’est plus qu’un état enfantin de l’esprit. Quelle peinture vive et quelle riposte orgueilleuse et imposante dans ce célèbre tableau : « Qu’ont-ils vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres? Pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils ont succombé, et que les autres qui les ont vues les ont méprisées?.. Ne croyez pas que l’homme ne soit emporté que par l’intempérance des sens. L’intempérance de l’esprit n’est pas moins flatteuse : comme l’autre, elle se fait des plaisirs cachés et s’irrite par la défense... La liberté de penser tout ce qu’on veut fait qu’on croit respirer un air nouveau. On insulte aux faibles esprits, qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes »

Parmi les sociétés où régnait la libre pensée, il y en a une particulièrement brillante et qui peut être considérée comme le vestibule du XVIIIe siècle : c’était le salon de la célèbre Ninon. Mme de Sévigné nous parle avec horreur de l’impiété de cette illustre personne et surtout de sa prétention à faire de Mme de Grignan la complice de son impiété. « Qu’elle est dangereuse, cette Ninon ! si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur…