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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/350

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choisir précisément une religieuse? On en voit aisément la raison. C’est pour aggraver les torts de don Juan, en ajoutant le péché du sacrilège à celui du faux mariage et de l’abandon. Tromper toutes les femmes n’était que le fait du libertin; mais choisir une religieuse pour la tromper est un raffinement d’esprit fort qui rentre dans le caractère général de don Juan. Enfin la vocation même d’Elvire fournit à celui-ci un prétexte hypocrite et une excuse railleuse pour justifier sa trahison : « Il m’est venu des scrupules, madame, dit-il, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, j’ai rompu des vœux qui vous engageaient autre part, et que le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris. J’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, et qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut. » La critique qui s’adresse à dona Elvire tombe donc en réalité sur don Juan : c’est un des traits qui servent à dessiner son caractère d’impie et d’athée. La vraie question se déplace et se réduit à celle-ci : Molière devait-il mettre un tel caractère sur la scène, et était-ce approuver ce caractère que de le peindre?

Nous retrouvons ici le problème déjà discuté : la comédie a-t-elle le droit de porter sur le théâtre les choses sacrées, et de peindre, même pour les blâmer, les vices qui touchent à la religion? Nous persistons à croire qu’il n’y a point, même en cela, de terrain interdit, que tout appartient à la comédie et à l’art, et que la question n’est que dans l’exécution. Il ne s’agit donc pas de savoir si Molière avait le droit de mettre un athée sur la scène, mais si en faisant cela il tenait école d’athéisme. En peignant don Juan, Molière a-t-il voulu nous le faire admirer et nous le donner comme modèle? Le don Juan de Molière, comme le Néron de Racine, n’est pas sans doute un monstre hideux et repoussant : c’est comme le Satan de Milton, la méchanceté de l’âme sous les traits brillans de la grandeur et de la beauté. Et comment serait-il autrement un séducteur et le trompeur de toutes les femmes? Il le fallait beau, spirituel, intrépide, plein de grâce et d’élégance, le grand seigneur dans toute sa gloire, dans tout son triomphe. C’est un personnage plein de poésie, m:iis qui représente la poésie du mal. Fallait-il nous peindre un athée ignoble et stupide, un voluptueux brutal et grossier? L’un et l’autre de ces deux types eût-il été supportable au théâtre? Ce qui fait l’originalité du personnage, n’était-ce pas précisément ce mélange du libertinage de l’esprit et du libertinage des mœurs dans une même âme? Nous l’admirons sans doute, éblouis par l’éclat extérieur, mais sans tendresse, sans sympathie pour l’homme lui-même. Excepté cette générosité de sang qui le porte à la défense d’un homme succombant sous le nombre et qui est bien