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le trait d’un gentilhomme, nulle part ailleurs. Molière ne lui a prêté un sentiment qui puisse faire illusion et qui nous le fasse aimer; c’est une âme glacée qui n’a rien d’humain ; et si peu croyans que nous soyons, si peu d’effroi que nous inspire la foudre qui termine la pièce, je ne pense pas cependant qu’il y ait un seul spectateur qui regrette de le voir puni et son insolence humiliée. Sans doute, cette intrépidité d’impénitence qui brave le surnaturel lui-même a une sorte de grandeur sauvage qui nous impose, mais sans nous captiver; nous n’éprouvons pas pour lui ce sentiment d’admiration et d’enthousiasme avec lequel Lucrèce nous peint Epicure bravant les dieux et la superstition : Tandem Graius homo... Nous restons peuple devant ce spectacle; c’est là évidemment ce qu’a voulu Molière. Il a voulu flageller sinon l’athéisme, du moins l’impiété, l’audace sacrilège qui voit dans le ciel un ennemi, qui le brave, qui l’insulte, qui veut se jouer de lui. C’est là un vice qui peut se joindre à l’athéisme par une sorte de contradiction, mais qui ne se confond pas nécessairement avec lui.

Cependant il s’est rencontré, au XVIIe siècle, d’assez bons juges pour trouver après tout que don Juan n’est pas si méchant qu’on le dit, que le terme de scélérat dont il est appelé souvent est bien fort pour quelques péchés de jeunesse, et qu’enfin il est foudroyé pour bien peu de chose. Le châtiment ne serait donc pas en proportion des méfaits. S’il en était ainsi, on pourrait soutenir que Molière n’a conservé le dénoûment que par respect pour la tradition et par acquit de conscience, que son but a été de nous peindre un athée galant homme, un peu léger de mœurs (mais y a-t-il là de quoi pendre un homme?), intrépide et fier devant le danger, même celui des prodiges, en un mot l’un des plus beaux types de l’homme moderne, ayant séduit les poètes, un Byron, un Musset, comme il avait séduit toutes les femmes? Nous ne partageons nullement cette manière de voir. Molière ne pouvait en effet rendre don Juan plus coupable qu’en le faisant passer du vice au crime, mais il faisait alors un drame et non une comédie; et ce qu’il a voulu faire, c’est une comédie. Dans les pièces mises sur le théâtre avant celles de Molière, et qui sont imitées d’Italie, don Juan est appelé le fils criminel ; et en effet, il frappe son père et lui donne le coup de la mort. Mais devant un tel crime, il n’y a plus ni libertin, ni séducteur, ni athée; il n’y a plus qu’un parricide; nous tombons dans le drame vulgaire et repoussant. Molière a du rejeter ce moyen grossier de rendre don Juan odieux. En réalité la méchanceté n’est pas tant dans les actions que dans l’âme : or Molière a eu soin de nous peindre une âme scélérate sans avoir besoin d’y joindre des actions. N’est-ce donc rien après tout que