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que tous ces incidens soient pris au pied de la lettre. Il est évident que nous sommes dans le domaine de la convention comme dans les drames mythologiques. Nous ne croyons pas plus au monstre marin qui a dévoré Hippolyte qu’à la statue du commandeur. La mort d’Hippolyte en est-elle moins touchante? Ce qui importe dans le dénoûment de Don Juan, c’est que l’impie soit puni, c’est que le sacrilège et la méchanceté n’aient pas le dernier mot. La catastrophe physique, dont nous ne sommes qu’à moitié dupes, n’est que le symbole du châtiment moral que notre conscience réclame. Si la terreur ne va pas plus loin, c’est que Molière a voulu faire une comédie et non un drame.

Une dernière question qui se présente à nous et qui concerne à la fois Tartufe et Don Juan, c’est de savoir quelles ont été au fond les intentions de Molière. Aurait-il eu une arrière-pensée? En peignant en traits si énergiques la fausse dévotion qui ressemble tant à la vraie, en associant à tant d’esprit et à tant d’éclat l’incrédulité et l’athéisme, Molière n’aurait-il pas voulu atteindre la religion elle-même, et, par une sorte d’anticipation du XVIIIe siècle, faire œuvre de libre penseur? Ces deux pièces ne sont-elles pas l’œuvre d’un précurseur de Bayle et de Voltaire? Question délicate, difficile à résoudre et qui même ne sera jamais complètement résolue. Sans doute, il ne faut pas être médiocrement libre penseur pour attaquer aussi ouvertement l’hypocrisie et pour ne pas craindre de mettre le blasphème dans la bouche de son héros. Un dévot ne l’eût pas fait; mais un dévot n’eût pas fait de comédie; et il suffit d’avoir le feu du génie dramatique pour ne reculer devant rien de ce qui se prête au mouvement et à l’art du théâtre. Mais c’est là ce que j’appellerai la libre pensée désintéressée. Ce n’est pas celle de Voltaire, qui fait du théâtre un instrument de philosophie et qui a pour but de répandre le scepticisme. Dans Molière, au contraire, le théâtre est le but et non le moyen. C’est comme dramatiques que Molière a choisi l’hypocrisie et l’impiété pour objet de ses peintures, ou plutôt c’est son génie qui les a rendues dramatiques, car, sans lui, ce ne seraient que de froides abstractions. Molière s’est donc montré libre et hardi dans ces deux ouvrages, mais, encore une fois, de cette hardiesse qui est le propre du génie dramatique. Quant à aller plus loin et à conclure quoi que ce soit sur le fond des doctrines, c’est ce qui paraît difficile. Qu’un comédien fût quelque peu indifférent en matière de religion, nous n’avons pas de peine à le croire, n’eût-il écrit ni Tartufe ni Don Juan : mais cette indifférence de profession allait-elle jusqu’à l’incrédulité systématique, même en religion naturelle, et à un dénigrement volontaire et calculé de la religion chrétienne? Rien ne nous autorise