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à cette conjecture. On dit bien que Molière avait traduit Lucrèce et qu’il avait appris la philosophie épicurienne avec Gassendi; mais Gassendi n’était épicurien qu’en physique ; il était prêtre et croyant ; on le voit défendre contre Descartes la preuve de l’existence de Dieu par les causes finales, et l’on a trouvé même quelque analogie entre cette preuve exposée par lui dans son Syntagma et la tirade de Sganarelle dans Don Juan[1]. Molière n’a donc pas appris l’athéisme à l’école de Gassendi. Tout porte à supposer que, tout entier à l’administration de son théâtre et à la composition de ses pièces, il avait peu de temps de reste pour se livrer à la philosophie, qu’il n’en prenait que ce qui était conforme au bon sens; qu’il ne s’occupait pas non plus beaucoup de religion, mais que l’impiété insolente, jointe aux mauvaises mœurs (ce qui était fréquemment le cas), lui était désagréable; que la dévotion outrée, affectant l’horreur du théâtre, devait facilement se tourner pour lui en cagotisme et en hypocrisie; qu’en un mot, sur toutes ces questions, il était placé au point de vue mondain et latitudinaire, sans aucune hostilité systématique et en tout cas sans dépasser le déisme[2]. Je ne vois rien de plus, pour ma part, dans les deux grandes comédies que nous venons d’analyser. Sans doute, c’était frayer une voie où d’autres devaient marcher plus tard avec une épée exterminatrice; mais il ne le savait pas, et ce n’était pas cela qu’il voulait. Léguer à la postérité de grands types de théâtre, telle était, nous le croyons, sa seule pensée et sa vraie ambition.


III.

On sait que Fénelon, dans la Lettre à l’Académie française, reprochait à Molière d’avoir donné « un tour plaisant au vice et une austérité ridicule à la vertu. » On sait que J.-J. Rousseau, reprenant cette thèse avec ostentation, en a tiré un violent réquisitoire contre Molière : « Après avoir joué tant d’autres ridicules, disait-il, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu. » Il résumait cette critique dans ces deux propositions : « Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste, dans cette pièce, ne soit un homme droit, sincère, estimable. Un véritable homme de bien; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. » Molière a donc voulu faire rire de la vertu. Cette opinion a été réfutée par Marmontel et par Laharpe. Ils reconnaissent

  1. Page 142.
  2. Voyez Sainte-Beuve, Port-Royal, tome III, livre III, chapitre XV.