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plus de droit que celui-ci de devenir misanthrope. Ainsi la pièce moderne explique et éclaircit la pièce ancienne : de part et d’autre, c’est bien la vertu et l’honneur aux prises avec le monde, vrai ou faux, peu importe. Ce conflit peut être comique ou tragique, suivant le poète. Molière a voulu faire une comédie ; le poète moderne a fait un drame : la pensée fondamentale reste la même.

Après ces explications, faudrait-il encore imputer à Molière la pensée coupable et frivole de faire rire delà vertu ? Verra-t-on dans l’auteur du Misanthrope un épicurien spirituel qui se joue de tout, qui veut que l’on ne vive que pour le plaisir, un Montaigne qui ne veut point de vertu farouche, un sage indifférent qui demande que l’on s’accommode des choses sans s’en émouvoir la bile ? Non, ce n’est pas la morale du Misanthrope ; elle est tout autre ; je dirai même toute contraire. La voici : c’est que la vertu et l’honneur doivent se tenir à distance du monde, sans le fuir, qu’un cœur haut et bien placé ne doit pas disputer aux petits marquis la faveur des belles, qu’il ne doit pas se mêler aux caquets frivoles des ruelles et des salons ; que si les obligations sociales vous forcent à cultiver le monde, vous devez supporter ses travers sinon avec complaisance et connivence, au moins avec dignité, et ne pas vous mêler de lui pour qu’il ne se mêle pas de vous ; que si la sagesse fière et délicate veut se jouer au monde, elle y perd toujours quelque chose de sa dignité, et que, si elle veut le réformer, elle fait rire d’elle. Je pense pour ma part qu’Alceste finira par en tirer cette leçon. Après un accès de misanthropie qui le chasse pour un temps au désert, son âme haute et généreuse lui fera comprendre que c’est encore une sorte d’égoïsme que de ne vouloir jouir que de soi. Il sera rappelé au monde par le devoir ; il y rapportera non pas moins de délicatesse et d’honneur, mais moins de susceptibilité ; il apprendra à se faire respecter et écouter sans blesser personne ; il tiendra à distance les fats sans cervelle, les faiseurs de petits vers, les prudes et les coquettes ; il rencontrera quelque Éliante d’une âme forte et sérieuse, capable de le comprendre et de l’aimer. Il apprendra à dire la vérité sans colère, à défendre la justice sans ostentation, à être vrai sans jouer un rôle. Tel est l’Alceste idéal qui se cache au fond de l’Alceste réel, mais qui avait besoin d’une épreuve pour se dégager. Voilà la morale du Misanthrope ; c’est une morale que ne désavouerait pas Epictète, et qui vaut bien celle de Rousseau.


PAUL JANET.