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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/44

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populace romaine perd de plus en plus toute importance[1], tandis que le sénat continue à faire quelque figure, et qu’en face même de l’empereur il s’attire les respects du monde.

De nos jours, les régimes aristocratiques ne sont pas en crédit, et il est sûr qu’à côté de grandes qualités ils ont de graves défauts. L’aristocratie romaine s’est souvent montrée rude, étroite, entêtée, égoïste. Les grands hommes qu’elle a produits manquent en général d’initiative, de souplesse, d’originalité; mais ils ont une qualité souveraine qui rachète tout : ils ne se découragent jamais ; c’est le secret de leur force. Les démocraties, capables d’élans admirables, sont abattues d’ordinaire au premier échec; la noblesse romaine semble se retremper à chaque désastre. Elle peut être surprise par un ennemi nouveau et un système de guerre qu’elle ne connaît pas, mais elle résiste au danger et profite de ses défaites. L’apprentissage pour elle ne se fait pas en un jour; ce génie lent et dur a besoin de quelque temps pour se plier à des habitudes qui ne lui sont pas familières. Il faut que Fabius Maximus suive Hannibal pendant des mois entiers, le regardant faire du haut de ces collines inaccessibles où il établit son camp, et ne le perdant jamais de vue, pour parvenir à comprendre sa tactique et s’instruire à l’imiter. Mais il y arrive à la fin, et, par son exemple, il apprend à lui tenir tête. « Je ne sais comment il se fait, dit Tite-Live, que dans les grandes entreprises nous avons toujours commencé par être vaincus avant de vaincre. » Savoir vaincre, après avoir été vaincus, supporter les revers sans perdre courage, tirer plus de parti des défaites que des victoires, ne se regarder jamais comme définitivement abattu, se relever de tous les malheurs, c’est une science rare, celle qui fait les grands peuples, et aucune nation ne l’a jamais possédée comme les Romains.

Les plus illustres historiens de Rome, Saint-Évremond, Bossuet, Montesquieu, font principalement honneur à l’aristocratie de sa résistance à l’étranger; j’avoue que je ne suis pas moins frappé de l’indomptable énergie qu’elle montre dans sa lutte avec le peuple. C’est là surtout qu’éclatent ces merveilleuses qualités de fermeté et de persévérance qui la distinguent. Elle combat pied à pied, pendant des siècles, contre un ennemi plus fort qu’elle, ne cédant

  1. Elle perd même alors ce qu’elle avait d’abord possédé, l’égalité devant la loi. On sait que les codes impériaux contiennent des peines différentes pour les mêmes crimes, selon la condition de l’accusé. Dans la répression, les honestiores et les humiliores sont soigneusement distingués. La même faute qu’on punit chez un décurion d’un simple éloignement temporaire de la cité ou de la curie entraîne pour un humilior une condamnation aux travaux forcés. On peut voir, sur cette question, un travail intéressant de M. Duruy dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions.