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anglais. Faites la part des exceptions ; il ne s’agit que d’indiquer une direction générale.

Prenez maintenant Nancy, qui n’est pourtant pas, il s’en faut de beaucoup, le meilleur entre les cinq ou six romans de miss Rhoda Broughton. Rien de plus simple, ou même de plus banal, que le sujet. Il peut tenir en quatre mots : une toute jeune fille épouse un homme de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu’elle : c’est tout. Que croyez-vous qu’un romancier français tirât de la donnée, réduite à ces seuls termes? ou, car je poserai peut-être mieux la question d’une autre manière, de quel point pensez-vous qu’il partît? Selon toute vraisemblance, et presque toujours, car la situation n’est pas neuve, du moment précis, où, toute illusion étant détruite, l’un ou l’autre des deux époux n’aperçoit plus d’une union disproportionnée que les inconvéniens et les charges. Là-dessus, relisez Indiana. Mais l’auteur anglais, au rebours. C’est d’avant le mariage qu’elle part. Et comme après tout elle ne saurait s’empêcher d’être de son pays, c’est-à-dire de tourner un peu son récit à la morale, elle dessine et présente ses caractères par les côtés qu’il faut pour que rien ne s’oppose irrémédiablement au bonheur de cette jeune femme et de ce vieux mari. Le mariage a lieu : Nancy Grey devient lady Tempest; un nom bien mal choisi, pour le dire en passant, et qui jure étrangement avec le caractère vrai de la personne. Cependant il n’est guère naturel que cette enfant s’éprenne vivement de ce vieillard. Tout le roman est donc consacré, sans qu’il s’y mêle que fort peu de drame, à l’étude subtile du curieux travail d’une âme honnête sur soi-même pour accorder son bonheur avec son devoir, et quand ce point d’équilibre psychologique est une fois atteint, le roman est terminé. La conclusion, c’est qu’il se pourrait bien qu’en dépit de tant de chefs-d’œuvre du roman français, le théâtre fût pourtant chez nous, depuis Corneille, l’art national par excellence. En Angleterre, et depuis Robinson Crusoé, depuis Paméla surtout, c’est le roman. Il n’y a d’action pour nous que si nous voyons, même dans le roman, poindre et grandir le drame. Mais le drame intérieur cependant? la lutte de soi-même contre soi-même? ce combat qu’il faut soutenir pour devenir enfin le maître de ses désirs ? pourquoi ne l’appellerons-nous pas drame, aussi bien, et pourquoi ne sera-ce pas action? Ce drame intérieur, c’est celui que les romanciers anglais excellent à représenter, inhabiles au contraire, maladroits presque tous, et je dirai même radicalement impuissans à construire, à ménager, à dénouer le drame extérieur. Voyez plutôt le décousu de tels romans de Thackeray, de l’Histoire de Pendennis ou de la Foire aux vanités, et voyez encore par quels incidens de mélodrame vulgaire Dickens a gâté quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, la Petite Dorrit, par exemple, ou Dombey et Fils, pour ne citer que ceux qui me reviennent en mémoire.

L’originalité des romans ou, pour mieux dire, de quelques-uns des