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Broughton ne nous en offrent pas l’occasion naturelle. Mais, quelles que soient leurs qualités, ils n’ont vraiment pas assez d’étoffe : ils ne sont pas, si je puis ainsi dire, d’une substance assez forte. Il ne suffit pas, en effet, que des romans soient faciles, agréables, émouvans même à lire, pour porter le poids de ces sortes de discussions; il faut encore qu’ils donnent à penser; et le plus ardent admirateur des romans de miss Rhoda Broughton n’oserait leur accorder cette louange. Ce sont les romans du grand écrivain qui vient de mourir, George Eliot, et de préférence même, — je crois pouvoir le dire, — à ceux de Dickens ou de Thackeray, qu’il faudrait prendre. Alors on verrait clairement ce qu’il y a de différence entre nos réalistes français, qui copient de parti-pris et comme seul digne d’être copié, ce qui est rare, curieux, singulier à noter, et les réalistes anglais, qui ne s’attachent qu’à ce qu’ils voient à travers l’émotion de leurs souvenirs intimes : voilà pour la forme; — ce qu’il y a de différence entre l’intérêt superficiel que les romanciers français prennent à leurs personnages et la communauté de vie morale que les romanciers anglais entretiennent avec les leurs; voilà pour le fond. « Il n’y a pas de nouveauté qui puisse valoir cette douce monotonie où chaque chose est connue et aimée parce qu’on la connaît, » dit quelque part l’auteur du Moulin de Dorlcote; et l’auteur d’Adam Bede: « Oui! Dieu merci, l’amour humain est comme les puissantes rivières qui fécondent la terre : il n’attend pas que la beauté vienne à lui, mais il s’élance et la porte avec lui. » Tout le réalisme anglais, tout le naturalisme hollandais peut-être, est comme enfermé dans la circonvolution de ces deux formules. Mais convenez qu’il n’y a rien de moins familier à nos romanciers français que l’un ou l’autre de ces deux axiomes.

Ces différences tiennent à plusieurs causes, très complexes, que ce n’est pas ici le temps de débrouiller, mais dont voici, sauf erreur, l’une des principales, et qui peut en même temps être comptée parmi les traits caractéristiques du roman anglais. Ce sont des romans psychologiques. On n’entend pas toujours bien le sens de ce mot. Aussi dit-on volontiers que les romans anglais manquent d’action. Il se pourrait qu’on fût injuste. C’est parce que nos romans français, en général, commencent au point précis où finissent les romans anglais. Même quand ce sont des romans dignes d’être appelés psychologiques, — et non pas des poèmes en prose, ou des plaidoyers, ou des romans d’aventures, — on peut observer que nos romanciers prennent ordinairement des caractères tout formés, qu’ils jettent dans le train de la vie du monde, et dont ils étudient les modifications successives au contact des événemens et des hommes. En Angleterre, ce qu’il semble que l’on étudie beaucoup plus volontiers, c’est comment les caractères se forment et par quelle suite insensible de transitions l’enfant devient un homme et la jeune fille une femme. C’est peut-être une des raisons pourquoi enfans et jeunes filles jouent un rôle si considérable dans un si grand nombre de romans