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« Ils n’obéissent pas à une vocation, ils sont en quête d’une manière et d’un succès[1]… Et quand ils ont trouvé cette manière ils s’y tiennent, car, puisqu’il ne s’agit que de réussir, de quoi se soucieraient-ils encore quand ils ont une fois réussi? L’auteur d’Adieu les amoureux et de Fraîche comme une rose moralise agréablement sur les dangers d’être coquette. Notez d’ailleurs qu’il y a manière et manière Le mot quelquefois sert assez improprement à désigner ce que l’on appellerait mieux l’originalité, la personnalité d’un grand artiste et cette part de soi-même qu’il ne peut s’empêcher de mettre dans ses œuvres. Il sert plus souvent et plus justement à désigner un ensemble de procédés raisonnés, acquis et voulus que l’on applique sans beaucoup de travail et comme mécaniquement à la reproduction non pas tout a fait des mêmes sujets, mais, pour parler le langage qui convient ici, a la fabrication de produits similaires. C’est un peu le cas de miss Rhoda Broughton.

Ajoutons quelques mots. On aura sans doute remarqué combien étroite a la base et combien fragile est l’intrigue de tous ces romans. Ils sont construits sur une pointe d’aiguille. Je ne veux pas précisément dire par la qu’ils soient vides d’événemens, mais bien que le choix que l’enchaînement, que le rapport de ces événemens est singulièrement arbitraire. Presque dans tous ces romans, il suffirait d’un geste, il suffirait d’un mot pour que l’intrigue s’achevât et que l’aventure fût dénouée Pourquoi personne ne prononce-t-il ce mot, ou ne fait-il ce geste? On ne saurait vraiment le dire, si ce n’est parce qu’il faut que le roman bon gré, mal gré, s’étende au-delà des modestes proportions d’une nouvelle et remplisse, de quelque façon que ce soit, un nombre de pages déterminé. Voici par exemple Esther Craven: elle aime Saint-John, elle en est aimée : vingt fois l’occasion s’est offerte, et toute naturelle, de rompre avec Robert Brandon et de dégager la promesse qu’elle lui a faite, — promesse vague, arrachée plutôt à son impatience qu’à sa compassion même et nullement à son amour, — pourquoi ne l’a-t-elle pas saisie? Je serais embarrassé de le dire, et miss Rhoda Broughton aussi. Voici Joanna, dont le mariage ne manque avec sir Anthony Wolferstan que parce qu’elle apprend un jour, tout à fait inopinément, qu’il y a je ne sais quelle tache sur le nom de son père, une tache dont elle se reprocherait de déshonorer l’écusson des Wolferstan? Il faut donc qu’elle ait attendu jusqu’à dix-huit ou vingt ans pour savoir ce qu’était son père, et cela, demeurant sous le toit de sa propre tante la meilleure, la plus indiscrète et la plus bavarde des femmes. Et c’est de la mère de Wolferstan elle-même qu’elle apprendra cette nouvelle. Et Wolferstan lui-même l’apprendra pour la première fois. Tout cela

  1. Ed. Scherer, Études critiques sur la littérature contemporaine.