Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/472

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est trop artificiel, trop léger de construction, ce sont là de ces incidens que l’on combine à volonté, mais qui ne sont ni la représentation de la vie même dans sa réalité, ni la déduction logique des caractères tels qu’ils nous sont donnés.

Aussi n’est-il pas étonnant qu’il y ait bien des longueurs dans les romans de miss Rhola Broughton. Et j’appelle ici longueurs, — car il n’est presque pas un mot de la langue littéraire qu’il ne faille aujourd’hui définir avant de l’employer, — les descriptions, peintures, épisodes enfin de toute sorte qui ne servent à rien, absolument à rien, qu’a grossir un volume toujours, et décourager l’attention du lecteur. J’ai cité la description de l’intérieur des Moberley dans Joanna, de l’intérieur encore des Brandon dans Fraîche comme une rose. Elles sont bien faites, amusantes, et vraisemblablement fidèles, comme ces portraits dont nous n’hésitons pas à garantir la ressemblance, quoique nous n’ayons pourtant jamais rencontré l’original. Mais elles sont parfaitement inutiles puisqu’elles ne nous font avancer d’un pas ni dans la connaissance du caractère intime des personnages, ni dans la connaissance même d’un milieu dont on ne leur fait pas subir l’influence. Je pourrais multiplier les exemples : il suffira d’un seul. Esther Craven, cherchant une place de dame de compagnie, fait insérer une annonce dans un journal, et voilà miss Rhoda Broughton qui part de sa meilleure plume: « Et maintenant, cet avertissement parcourt en long ou en large le monde civilisé, pénètre dans les cafés, dans les hôtels, dans les maisons particulières, confondu avec ces paragraphes nombreux comme les sables de la mer, qui... » Vous comprenez bien qu’il n’y a pas de raison pour que l’on s’arrête, une fois lancé dans cette voie. C’est un développement de collège, une matière à mettre en vers latins. Si quelqu’un dépose une dépêche au bureau du télégraphe, je puis partir au même style : « Et maintenant cette dépêche parcourt en long et en large… » ou si j’embarque mes personnages sur un paquebot : « Et maintenant, livré aux hasards de la mer, etc.. » Le procédé est renouvelé de Dickens, il est vrai, mais pour l’employer, ce n’est pas trop d’être Dickens lui-même. Et quand ces sortes de descriptions n’importent pas au récit, pour avoir le droit de les risquer, il faut, comme Dickens lui-même, avoir cette vision poétique et cet art d’animer l’insensible qui caractérise en effet à un si haut degré l’auteur de Martin Chuzzlewitt et de David Copperfield.

Enfin et quoique ce soit toujours une témérité grande que de vouloir juger de la manière d’écrire et du style d’un écrivain dont nous n’avons pas parlé la langue dès l’enfance, puisque l’on dit que le style de miss Rhoda Broughton n’a pas, en Angleterre, le suffrage des connaisseurs, je crois volontiers ce qu’on en dit. Et même à travers une traduction le lecteur s’apercevra, je n’en doute pas, à chaque page de Fraîche