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exemple, les cultivateurs qui nourrissent Rome, les soldats qui la défendent, les riches qui auraient tout à perdre dans un désastre public. Ce n’est donc pas, comme aujourd’hui, à la seule qualité de citoyen qu’est attaché le droit de suffrage; le législateur admet comme un principe que l’importance du vote de chacun doit être proportionnée aux services qu’il rend à la république. Ne dites donc pas qu’il faut, pour qu’une élection soit sincère, que la voix de tous ait la même valeur ; ils répondraient que cette égalité prétendue serait la plus violente des inégalités : ipsa œquitas iniquissima est. Aussi n’ont-ils pas hésité à préférer au vote individuel, qui paraît plus naturel, plus juste, le vote collectif dans la centurie ou dans la tribu, parce qu’il semble assurer la prépondérance aux élémens conservateurs.

Est-ce tout? Est-on certain que ces mesures, si habiles qu’elles soient, suffiront pour donner toujours la victoire aux modérés et aux sages? Ceux qui connaissent la nature mobile du peuple et les caprices du suffrage n’osent pas tout à fait s’y fier. Ils savent bien qu’il y a des courans d’opinion qui se forment tout d’un coup, qu’on ne peut pas braver en face et qu’il faut laisser s’user d’eux-mêmes. Quand ces courans se manifestent à l’heure de l’élection, ils sont capables d’entraîner les assemblées les mieux disciplinées et d’ordinaire les plus obéissantes ; elles échappent alors aux mains qui les conduisaient, oublient leurs intérêts, leurs principes, et se permettent les choix les plus inexplicables. Pour éviter ces surprises du dernier moment, la loi avait imaginé un moyen très simple. Quand on voyait que l’élection allait mal tourner, sur l’ordre du consul qui présidait, les augures, toujours complaisans ou complices de l’autorité, venaient annoncer qu’il y avait des signes menaçans dans le ciel ou qu’on avait entendu retentir un coup de tonnerre. Le consul se tournait alors gravement vers l’assemblée, et lui disait : « A un autre jour : Alio die. » Les comices se trouvaient aussitôt suspendus, et l’on attendait pour les reprendre qu’un peu de sagesse fût entré dans la tête du peuple.

Je suppose qu’on serait fort disposé, dans notre société démocratique, à s’indigner de ces entraves mises à la liberté des votes. Mais les Romains, sur ce sujet, ne raisonnaient pas comme nous ; ils pensaient que plus le peuple est le maître, plus il faut prendre de précautions pour l’empêcher de faire des sottises, et que, s’il lui est trop facile d’abuser de son pouvoir, il succombe à la tentation et ne tarde pas à le perdre. L’événement paraît leur avoir donné raison, et l’on sera moins prompt à les blâmer si l’on songe que, de toutes les républiques connues, celle de Rome est la seuls jusqu’à présent qui ait duré plus de cinq siècles.