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limite entre le passé et l’avenir, de façon qu’en lui le judaïsme finit et le christianisme commence. » (Contre Marcion, IV. 33.) Il semble, d’après un passage d’ailleurs obscur du livre des Actes (XIX, 3), que le célèbre Apollos d’Alexandrie, celui qui prêchait « la bonne nouvelle » à Éphèse et à Corinthe en même temps que Paul, et en concurrence, sinon en rivalité avec lui (I Cor., I, 12 ; III, 4, etc.), était un joannite plutôt que ce que nous appelons un chrétien[1].

Enfin le culte même que l’église rend à Jean le Baptiste garde la trace de cette situation à part, puisqu’il est le seul entre tous les saints (avec la mère de Jésus) dont elle célèbre non pas seulement la mort, mais aussi la naissance ; la fête qu’on appelle par excellence la Saint-Jean est celle de sa nativité. Et cette fête était d’une antiquité immémoriale, au témoignage d’Augustin. On l’a donc traité comme le Christ lui-même, si ce n’est qu’on fête l’un au solstice d’été et l’autre au solstice d’hiver.

Jésus cependant est demeuré définitivement le Christ unique, et c’est à lui que s’est attachée la foi de ceux qui se sont appelés les chrétiens ou les hommes du Christ. L’étude des origines du christianisme vient donc aboutir à l’étude de la vie de Jésus. Mais rien n’est plus difficile à faire que cette étude. Car nous n’avons aucun renseignement sur la vie de Jésus en dehors des quatre Évangiles, comme on les appelle, et les évangiles sont de bien pauvres documens[2]. D’abord ils sont venus très tard, car ils sont certainement postérieurs à la prise de Jérusalem par Titus ; on ne peut donc supposer moins de quarante années entre la date de la mort de Jésus et celle du plus ancien évangile. Ensuite, ils sont écrits en grec, et par conséquent pour des pays étrangers à ceux où Jésus a vécu, loin de tout témoin de sa vie et de tout contrôle.

Rapprochés les uns des autres, les quatre Évangiles ne s’accordent pas entre eux, et leur désaccord obstiné a cruellement embarrassé les croyans. Il n’y a pas un seul récit, je dis rigoureusement pas un seul, qui soit présenté dans les quatre Évangiles de la même manière, et le plus souvent les différences sont telles entre les

  1. Il existe encore aujourd’hui, en Orient, des chrétiens qui sont des joannites. Voir Renan, Vie de Jésus, 1867, p. 102.
  2. Le mot d’évangile s’explique aisément en rapprochant les versets 1 et 14 du premier chapitre du livre qui porte le nom de Marc. Il est dit au verset 14 que Jésus s’en allait annonçant la « bonne nouvelle » du royaume de Dieu, τὸ εὐαγγέλιον. Cela a conduit à dire, comme on lit au verset I, qui n’est qu’un titre : Commencement de la « bonne nouvelle» (τοῦ εὐαγγελίου) de Jésus le Christ, fils de Dieu… Mais la Vulgate, au lieu de traduire le mot εὐαγγέλιον, l’a simplement transcrit en latin, ce qui lui a donné comme un sens nouveau, le latin n’éveillant pas dans l’esprit le sens primitif. Evangelium a paru signifier la prédication de Jésus, ou même le livre qui contient cette prédication, et il en est de même du mot français « évangile ».