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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/607

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vous êtes devant une ville samaritaine, n’y entrez pas. » (X, 5.) Il leur assure même que le Fils de l’homme sera venu avant qu’ils en aient fini avec les villes d’Israël. Enfin le livre des Actes témoigne expressément que ce n’est qu’après un certain temps écoulé depuis la mort de Jésus que la « bonne nouvelle » a été portée aux gentils (XI, 20). Et ce n’est que plus tard encore et par l’action hardie de Paul que ces nouveaux croyans se sont séparés des Juifs et ont rompu avec eux. Il est clair que Jésus n’a pu deviner ces choses; il n’a pu se douter qu’un Juif né en pays grec, qui n’avait pas été son disciple et ne l’avait pas connu, appellerait à lui les gentils au nom du Christ et les dispenserait d’observer la loi, de sorte qu’il y aurait des « hommes du Christ » (χριστιανοί) qui ne seraient pas des Juifs et qui seraient ennemis des Juifs. Encore moins imaginait-il que quarante ans après lui, Jérusalem ayant été détruite par les Romains, les chrétiens en viendraient à triompher des ruines de la ville sainte et de celle du temple et y verraient la preuve que Dieu n’était plus le dieu d’Israël. Jésus donc ne pouvant ni rien prévoir ni rien vouloir de tout cela, toute prétendue parole de Jésus qui se rapporte à ces idées doit être apocryphe ; c’est-à-dire tous les passages que j’ai cités et ceux encore où il est parlé des disciples de Jésus comme formant une communauté considérable et un peuple à part (Marc, X, 30) ; ou des persécutions qui leur seront suscitées (ibid. et XIII, 9) ; ou de la « bonne nouvelle » prêchée à toutes les nations, à tout le monde (XIII, 10, et XIV, 9). Il faudra de même écarter le passage de Matthieu, si fameux, où Jésus parle de son église : « Et toi, tu es Pierre, et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon église. « (XVI, 18.) Jésus de son vivant n’avait pas d’église et n’en connaissait pas d’autre que celle d’Israël. De pareils traits sont purement et simplement des anachronismes[1].

A la question générale du judaïsme de Jésus se rattache celle de savoir s’il a eu pour ennemis les pharisiens[2]. C’est ainsi que les choses nous sont présentées déjà dans le plus ancien évangile, qui est pourtant là, comme ailleurs, assez réservé et assez sobre. Jésus y dit, d’une part, que les pharisiens sont des menteurs (ὑποϰριταί), et il leur adresse mainte parole sévère[3], et on y lit d’autre part ce verset (III, 6) : «Au sortir de là, les pharisiens allaient tenir conseil

  1. Ce mot d’église, qui se trouve encore dans Matthieu, XVIII, 17, n’est dans aucun autre évangile. Il est fréquent au contraire dans les épîtres de Paul, qui non-seulement a fondé de tous côtés des églises particulières, mais qui le premier a opposé l’église chrétienne à l’église juive.
  2. Sur ce que c’est que les pharisiens, voir le Christianisme et ses Origines, t. III, p. 120-121.
  3. Marc, VII, 9; VIII, 15; XII, 15.