Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/644

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne se réalise pas du tout. À la fin du siècle dernier, alors qu’Adam Smith composait son livre, Arthur Young notait les salaires des ouvriers agricoles en Angleterre, et il trouvait que le taux le plus bas était de 6 shillings par semaine, et le taux le plus élevé de 8 1/2 shillings. Quatre-vingts ans plus tard, en 1850, M. Caird fait un relevé semblable, et il trouve le salaire agricole le plus bas encore à 6 shillings. Mais le maximum atteint 16 shillings. Dans le Lancashire, le taux s’est élevé de 6 1/2 à 15 shillings, mais dans le Suffolk, il est tombé d’environ 8 à 7 shillings, quoique le prix de la viande, du beurre et du fromage et le loyer des chaumières aient beaucoup augmenté[1]. L’inégalité des salaires s’est donc accrue, loin de disparaître. En Belgique, j’ai noté moi-même des différences vraiment extraordinaires dans les salaires agricoles et qui certainement n’existaient pas autrefois. Ainsi aujourd’hui, dans les Flandres, le manœuvre gagne 1 fr. 50, et dans la Campine parfois 1 fr., tandis que, dans le Hainaut et la province de Liège, il obtient de 2 fr. à 2 fr. 50, donc plus du double, quoique dans des localités très rapprochées. C’est le développement de l’industrie dans certaines régions qui a produit ces contrastes inconnus jadis.

Les économistes à formules ont fait admettre que les bras, comme le capital, se dirigeaient vers les emplois les plus rémunérés, de façon à y réduire le salaire, en l’élevant au contraire dans les occupations moins bien payées. De même que la pesanteur fait que l’eau se met partout de niveau, ainsi, disaient-ils, sous l’action de l’intérêt personnel les rémunérations pour des tâches du même genre doivent arriver à l’égalité. Sans doute, cette tendance existe théoriquement, et elle doit avoir une certaine action. Mais celle-ci est contrariée par tant d’influences diverses que le résultat est souvent tout l’opposé de celui prédit par les économistes « abstracteurs. » Les ouvriers engagés dans un métier ignorent ce que gagnent les autres ouvriers, et, quand ils le sauraient, il leur serait presque impossible de changer d’occupation. Les cordonniers peuvent-ils faire concurrence aux tailleurs ou les forgerons aux tisserands ? Le salaire s’élevant dans l’une des branches de l’industrie ne suffit pas pour y appeler les travailleurs engagés dans une autre industrie, parce qu’ils n’y sont pas propres. Il n’y a donc pas, comme on se l’imagine, compétition entre tous les ouvriers, amenant le nivellement des salaires, mais seulement entre les ouvriers capables d’exécuter le même genre de travail. Et encore la différence des dialectes, les habitudes locales, l’amour du clocher, la difficulté des déplacemens, réduisent ordinairement cette concurrence à une même localité. En résumé, la tendance au nivellement des salaires

  1. English Agriculture in 1850 and 1851, sec. édit. p. 473, 500 à 515.