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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/654

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fait son apparition, et à la promptitude, à l’audace, à l’acharnement des coups qu’il a déjà portés au trône naguère le plus sûr de l’Europe, on se demande avec inquiétude quelle place peuvent, dans l’histoire prochaine de la Russie, prendre les machines infernales et les bombes, la dynamite et la nitro-glycérine, chez un peuple enclin en toutes choses à renchérir sur ses aînés.


I.

L’empereur Alexandre a été tué un an à peine après le jour où la Russie célébrait le vingt-cinquième anniversaire de son avènement et récapitulait toutes les réformes accomplies en ce quart de siècle.

Peu de règnes, en effet, ont jamais été illustrés par une œuvre aussi grande et aussi multiple. Pierre Ier et Catherine II occuperont seuls une pareille place dans l’histoire de Russie. Quel beau sujet pour les historiens nationaux, pour les Solovief ou les Kostomarof de l’avenir ! et, si la mode était encore aux fastueux tombeaux avec bas-reliefs historiques et figures allégoriques, à la façon de la renaissance, quelles belles images, quelles nobles et originales figures pour le ciseau du sculpteur! D’un côté, le serf russe, après trois siècles d’esclavage, délivré de ses chaînes; de l’autre, le Slave bulgare, après cinq ou six cents ans d’extinction historique, rappelé soudainement à la vie et à l’existence nationale. Ici, la Justice, jadis muette ou bâillonnée, à laquelle Alexandre a rendu la parole ; en face, la Liberté, hôte nouveau chez les Russes, introduit dans le zemstvo et la douma; et si, pour compléter la décoration du monument, il fallait des vaincus et des captifs, n’a-t-on pas, sans compter la Pologne réprimée, le Turc défait et l’Asie-Centrale conquise?

En dehors de toutes ces images et figures, ailleurs si souvent menteuses, quelle noble épitaphe, latine ou slavonne, on composerait à l’empereur défunt, rien qu’en énumérant, dans le laconisme un peu emphatique du style funéraire classique, les principaux actes de son règne! « Il a brisé les fers de vingt millions d’esclaves et assuré aux laboureurs le champ qu’ils cultivaient. — Il a purifié les tribunaux et institué le jury. — Il a donné aux provinces et aux villes des représentans élus. — Il a établi l’égalité civile, supprimé les privilèges devant l’impôt ou l’armée et appelé tous les Russes à servir la patrie. — Il a étendu l’empire de ses pères jusqu’au cœur de l’Asie et ouvert le berceau des Ginghiz-Khan et des Tamerlan aux paisibles colons de l’Europe. — Il a effacé le traité de Paris et fait voir aux aigles russes les flots bleus de la Propontide. »

Une pareille épitaphe ne serait qu’une brève récapitulation des