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l’héroïne française. Et les pantalonnades de don Rafaël, comme elles portent bien le caractère de cet aristocratisme italien qui, au lieu de s’exprimer comme l’aristocratisme des nations du Nord par la morgue et la hauteur, s’exprime par la bouffonnerie et la familiarité, et n’en est par là que plus méprisant ! Portia est un poème de Byron construit sur une aventure à la Casanova. C’est certes un grand nom que celui de Byron, et cependant si l’on cherche à quoi comparer la nature des émotions que Portia fait ressentir, le souvenir n’hésite pas et nomme aussitôt Parisina.

Après les Contes d’Espagne et d’Italie, Alfred de Musset traversa une période de transition qui ne dura pas moins de trois années. La plupart des morceaux qu’il écrivit durant cette période sont marqués d’un caractère d’obscurité dans la conception et d’hésitation dans la forme qui est d’autant plus fait pour étonner que les Contes d’Espagne ne contiennent aucun défaut pareil. C’est que le style des Contes d’Espagne, en partie emprunté, ne lui suffit plus, et qu’il en veut un qui soit entièrement à lui ; de même les sujets de ces premiers poèmes, tout siens qu’il les ait faits, lui paraissent trop étrangers encore, et il en cherche qui soient plus rapprochés de sa personnalité. Le tâtonnement est sensible, surtout dans les plus longs poèmes de cette période. Il y a complète absence de clarté dans une certaine laide histoire d’abbés romains magnétiseurs, intitulée Suzon, histoire dont on n’ose trop sonder pourtant les ténèbres par crainte du reptile sadique que l’on entrevoit tout au fond, une vilaine chose dans toute la force du mot, la seule sérieusement vilaine qu’il ait jamais écrite. Le Saule, très supérieur, fourmille de vers admirables et contient des beautés de premier ordre ; mais cela est mal conçu et confusément venu. La fable de ce poème, qui répète celle de Portia, l’amour criminel d’une fille noble pour un aventurier, n’en a ni le relief, ni l’intérêt ; les personnages mal posés, mal dessinés se dégagent difficilement de la masse des digressions poétiques qui, dès qu’on commence à les entrevoir, se hâte de les masquer et les enveloppe comme d’un flot de brouillard ; les sentimens, qui n’ont pas plus d’innocence que ceux des Contes d’Espagne, sont insuffisamment expliqués et ne parviennent à exciter ni aversion ni sympathie décidées. Dans le Saule, le poète pèche par trop de développemens, dans le fragment intitulé Octave, il pèche par trop de brièveté. Il tenait là un superbe sujet de poème à la manière de Don Paez et de Portia, mieux que cela, la matière d’un de ces drames à travestissemens où Shakspeare a excellé à voiler le sexe de ses héroïnes, la matière d’un Soir des rois ou d’un Comme il vous plaira tragique ; il s’est contenté du germe sans soupçonner la floraison qu’il contenait. Alfred de Musset partageait lui-même